Selon le baromètre du Cevipof, les Français pensent majoritairement que les politiques ne se préoccupent pas de ce qu’ils pensent. Lors des dernières élections cantonales, l’abstention, manifestation la plus évidente de cette défiance, a particulièrement frappé la Meurthe-et-Moselle.
«Sous ce pont, 7 000 ouvriers passaient chaque matin pour aller bosser ! Les hauts fourneaux tournaient en trois-huit. Sept habitants sur dix ici en vivaient, alors quand ça a fermé, tout s’est cassé la gueule. » Nous sommes à Pompey, à quelques kilomètres de Nancy, sur le site d’une ancienne aciérie et Christian, 58 ans, un bouquet de lilas dans une main et son chien dans l’autre, résume efficacement l’histoire du lieu : la Meurthe-et-Moselle et son industrie florissante qui à partir des années 1970 prend la crise de plein fouet. Sidérurgie, textile, charbon, verrerie… s’effondrent et avec, le ciment social.
« L’aciérie de Pompey a fermé définitivement en 1986 et a été rasée, complète Pierre Hanegreefs, 32 ans, lui-même ouvrier et candidat pour le Front de gauche lors
des élections cantonales.
Ce genre d’événement a contribué à faire disparaître la conscience de classe, l’organisation ouvrière, ce qui permettait la politisation des classes populaires. »
Abstention
Le décor est planté. Nous sommes en Lorraine, un territoire en proie à de lourdes transformations du paysage économique et social au cours des trente dernières années. Un territoire de choix pour mieux comprendre un mal qui secoue le pays tout entier : la politique ne fait plus envie. Le dernier baromètre « confiance en politique » du Cevipof est sans appel. Lassitude, méfiance et morosité sont les adjectifs qui caractérisent le mieux l’état d’esprit actuel des Français. Traduction concrète : l’abstention. La Lorraine a battu le record national, avec 58 % en moyenne, et jusqu’à 80 % dans certains quartiers.
Désillusion
« C’est la première fois que je vois une telle campagne, raconte Christophe Dollet, directeur départemental de L’Est républicain, qui a coordonné la couverture des élections cantonales. On n’a eu aucun retour de la part de nos lecteurs, pas d’interaction, pas un coup de fil, pas un courrier ! Quant aux réunions des candidats auxquelles nous avons assisté, elles ont très peu rassemblé. » Sur le fond, c’est la désillusion qui prime. « Nicolas Sarkozy avait laissé entendre qu’il pouvait avoir prise sur le cours des choses, que la politique allait enfin reprendre la main, avance le journaliste. Il a déçu. »
A quelques encablures de là, dans le centre historique de Nancy, une manif s’achève. Face à la préfecture, profs et parents d’élèves sont venus mettre un coup de pression contre les suppressions de postes dans l’éducation nationale. Le coeur n’y est pas. « Depuis 2007, c’est dur d’y croire, explique Davy Rousset, 38 ans, chercheur en chimie et parent d’élève. La gauche gagne les élections, régionales puis cantonales, la rue se mobilise contre les retraites… et au final, on n’a pas le sentiment d’une dynamique.
Tous les pouvoirs semblent concentrés dans les mains d’un seul homme, comme s’il y avait eu une dissolution des différentes strates de pouvoir au profit de l’Elysée et du gouvernement. »
Chacun pour soi
« Il y a de l’amertume et de la résignation, abonde Pierre Hanegreefs. L’échec du mouvement sur les retraites produit la même chose que lors du référendum sur la constitution en 2005 : le sentiment d’un déni de démocratie. » Pour autant, il veut encore y croire et s’est battu avec sa suppléante communiste Julie Meunier, 25 ans, sous l’étiquette Front de gauche. « Lors de la campagne, une question revenait sans cesse : “Qu’est ce que vous allez faire concrètement pour moi ?” Nous sommes loin de la vision collective d’un projet de société. Voilà les dégâts visibles d’un système libéral qui promeut le chacun pour soi. A l’usine, quand ils
ont réalisé que j’étais candidat, il n’y avait pas la moindre curiosité, plutôt même de l’incompréhension.»
« Ce qui éloigne les gens de la politique, c’est le sentiment que ça ne les concerne pas », reprend Julie Meunier. Mais comment les en blâmer, dit-elle en substance. « Dans les conseils généraux, on compte 0,7 % d’ouvriers alors qu’ils représentent 15% de la population française, détaille t-elle. Dans ces conditions, c’est un peu difficile d’expliquer aux gens que la politique n’est pas qu’une affaire de privilégiés. Nous avons croisé beaucoup de gens qui estiment que la politique ne peut plus rien pour eux. »
Le Haut du Lièvre, le quartier de Nancy aux 80 % d’abstentionnistes. On connaît l’endroit pour avoir porté la plus longue barre d’Europe (500 mètres). Le logement pharaonique a été coupé en deux, un immeuble voisin va être détruit… la réhabilitation galope. On construit bas, on fait venir des étudiants du centre-ville, on installe des entreprises, la mosquée et l’église cohabitent tranquillement. Mais 40 % des habitants sont toujours sous le seuil de pauvreté.
Vincent Ferry, sociologue à l’IRTS installé dans le quartier, connaît bien les lieux.En plus d’y travailler, il a habité l’une de ces tours quand il était gamin. Pour lui, il y a d’abord un problème d’accès à l’information. « Nous ne sommes qu’une poignée ici a vraiment connaître le découpage de la cité, électoral mais aussi celui des différents dispositifs à l’oeuvre sur le quartier, explique- t-il. Beaucoup ici ne lisent pas le français. ça pose un petit problème de ne pas le prendre
en compte, non ? »
Une énergie associative
Le sociologue raconte une expérience qu’il a menée à Metz dans un quartier similaire. L’information des réunions politiques était diffusée en arabe, turc et portugais et les débats étaient traduits en direct. « Grâce à ce dispositif, on a eu des réunions avec 500 personnes », se souvient Vincent Ferry. Dans le quartier, les candidats en lice pour les cantonales ont dû se contenter de quelques dizaines de curieux lors de leur passage. « Oui, évidemment, il y a une défiance importante pour tout ce qui vient de l’extérieur,mais les habitants de ce quartier sont tellement
stigmatisés », poursuit le sociologue.
A l’entendre, la citoyenneté passe par des chemins détournés.
« Il faut relativiser le diagnostic du désengagement de la population. Le milieu associatif incarne le milieu de confiance pour les habitants, c’est là que tout se passe. » Comment la politique institutionnelle peut-elle capter cette énergie ?
« Il manque le courage de défendre et de comprendre les spécificités
de cette citoyenneté. La culture des prolétaires, par exemple, n’est pas reconnue comme une culture à part entière. On a peur de reconnaître que les habitants d’un tel quartier participent pleinement à la vie sociale et économique d’une
ville comme Nancy. »
Auditoire conquis… mais riquiqui
Laurent Hénart, de son côté, mouille la chemise et tente au niveau local de corriger une défiance qui semble bien se construire au niveau national. Ancien secrétaire d’Etat, aujourd’hui député proche de Jean-Louis Borloo et adjoint au maire
de Nancy, il vient d’arriver de Paris où il était « en séance », lance-t-il pour s’excuser de porter une cravate. C’est l’heure de la permanence parlementaire, à la rencontre des habitants de Bouxières-aux-Dames. Il claque la bise, tape dans le dos, lance des regards complices, distribue les chips et le mousseux, enfin, il donne de
sa personne. Opération séduction bien sûr, mais pas seulement. Entre deux cacahuètes, on parle de politique, la vraie, celle qui engage la vie dans la cité au quotidien, on parle de sa semaine làbas, à l’Assemblée, pour expliquer que ce qu’on y fait peut avoir des conséquences concrètes :apprentissage, formation, petite enfance, etc. L’auditoire est conquis… Mais riquiqui.
Malgré l’évidente bonne volonté du maire, seule une quinzaine d’habitants s’est déplacée, dont la totalité du conseil municipal. En aparté, Laurent Hénart se désole. Que faire ? Reconnaître le vote blanc ? Sûrement. Rendre le vote obligatoire? Pourquoi pas… « Depuis 2009, les choses se sont tendues, explique-t-il. Le débat national s’est brouillé avec des doutes sur ce que fait la majorité et toujours des doutes sur la crédibilité de l’opposition. »
En effet, à quoi accrocher sa confiance ? « La distance s’est accentuée, répond le député.
Il y a une incompréhension mutuelle grandissante entre les politiques et la
population.
Cela pousse d’un côté à des discours politiques standardisés et, de l’autre, à une appréhension de plus en plus consumériste des élus. Et des idées. »
Attendus au tournant
Mathieu Klein, figure montante du PS, vice-président du conseil général n’en mène pas plus large : « Sur le terrain, je n’ai jamais autant croisé de défiance. J’ai beaucoup entendu que les politiques sont tous pareils, que l’élection de l’un ou de l’autre, de toute façon, ne changerait rien, bref que tout ça n’a pas de sens. » L’habituel tous-pourris ? Plus que ça, selon l’élu socialiste. « Il y a de la lassitude et de l’indifférence, mais aussi de la colère, complète-t-il. Et ceux qui ont le discours le plus violent sont les déçus de Sarkozy. Ceux qui ont cru à ce discours se sentent trahis. Ça ne favorise pas vraiment la confiance. De notre côté, on sent bien qu’il y a une attente vis-à-vis des socialistes, mais aussi qu’on est attendus au tournant. On ne peut pas se planter. » Ambiance.
Alors comment s’y prend-on concrètement pour inverser la tendance quand on parcourt la campagne avec son bâton de pèlerin pour convaincre ?
« Il faut montrer et démontrer, convaincre que l’action publique n’est pas vaine et peut corriger les inégalités, impliquer les gens au niveau local, créer des espaces de participation… »
Vaste programme. Plus qu’un an, avant l’élection présidentielle.


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