Paradoxalement, les catégories sociales les plus défavorisées sont
celles qui font le plus preuve de défiance vis-à-vis de la solidarité.
Cela devrait pousser la gauche à revoir ses politiques sociales, mais
surtout son adhésion à un impôt sur le revenu jugé injuste.
On est en mars et la campagne
électorale s’échauffe, un peu…
Les militants du Front de gauche
du Val-de-Marne parlent volontiers
de « département solidaire »
et moins souvent de « politique de solidarité ».
Ils cherchent à se faire entendre de leurs électeurs
populaires : la politique, c’est aussi de la
sémantique. De fait, la solidarité comme catégorie
politique n’a pas vraiment le vent en poupe
parmi les défavorisés même s’ils en attendent, et
ont des pratiques solidaires. Derrière cette subtilité
du langage, il y a l’intuition de laboureurs
de terrain qu’une récente étude de l’Ifop vient
étayer (lire encadré).
L’institut de sondage vient de mesurer les attentes
et les degrés d’adhésion des différents
groupes sociaux aux valeurs de la République
et de dresser un portrait approfondi du positionnement
politique des Français pour la Fondation
pour l’innovation politique, un think-tank libéral
et européen [[www.fondapol.org/sondages/2034]]. L’une de ces valeurs, la solidarité,
cardinale pour la gauche, mérite attention. Selon
l’Ifop, 77 % des Français jugent positivement la
solidarité, mais c’est dans les catégories sociales
les plus défavorisées que l’adhésion est la
plus faible. Les non-diplômés ne sont que 66 %
à partager cette valeur et les faiblement qualifiés
(CAP et BEP) ne s’y reconnaissent qu’à 64 %.
A l’inverse la valeur est appuyée par 89 % des
classes supérieures : 24 points d’écart !
« Trop d’assistanat »
Et quand l’institut mesure le soutien à la proposition
« il y a trop d’assistanat et beaucoup de
gens abusent des aides sociales », 80 % des
Français approuvent. Ce taux grimpe à 90 %
parmi les titulaires d’un BEP ou d’un CAP et à
89 % parmi les détenteurs d’un bac pro (contre
73 % pour les classes favorisées).
Classes défavorisées et moyennes inférieures
ne se reconnaîtraient donc pas dans les politiques
souvent portées par la gauche et qui
l’identifient : création du ministère de la Solidarité
en 1981, loi SRU (relative à la solidarité
et au renouvellement urbain), Revenu minimum
d’insertion, etc.
Depuis plus d’un siècle, la solidarité est le pilier
politique qui accompagne la devise républicaine.
Au fondement de l’impôt progressif, des
politiques sociales et des services publics, la
solidarité tend même à se confondre avec la promesse
d’égalité et à se substituer à la fraternité.
La puissance publique aurait trouvé son mode
d’intervention ; l’Etat-providence son éthique.
Pourtant depuis vingt ans la notion a glissé et
la solidarité devient le plus souvent assistance
aux plus pauvres. Avec la montée des inégalités,
les pauvres ont l’intuition que c’est à eux, et non
aux plus riches, qu’incombe le devoir d’aider les
pauvres… Malaise.
Défavorisés vs classes moyennes
La droite s’y engouffre. Laurent Wauquiez,
le fringant ministre chargé des Affaire européennes
– animateur d’un club qui, par antiphrase,
s’appelle « Droite sociale » –, assure
sans détour : « Aujourd’hui, la priorité n’est pas
de faire davantage encore pour les plus fragilisés
qui bénéficient déjà de notre système de
protection sociale très généreux, elle est de consolider la place des classes moyennes qui ont été secouées dans la crise. Le sujet sera
au coeur du rendez-vous de 2012. » [[Le Parisien du 18 novembre 2010.]]. L’UMP pense pouvoir jouer tous les tableaux : désolidariser
davantage classes moyennes et classes
moyennes inférieures des plus défavorisés ; alimenter
une jacquerie contre l’Etat-providence ;
nourrir les rancoeurs au sein du peuple contre
le peuple. L’enjeu est de taille. Il s’agit ni plus ni
moins que de réitérer la révolution conservatrice
anglaise et américaine.
La gauche cherche des parades. Elle tend à porter
des propositions universelles qui deviennent
des droits pour tous et non des aides conditionnées
aux ressources. Il en serait ainsi du revenu
universel pour les jeunes. Le Parti socialiste
esquisse une approche plus globale et modernisée
de la valeur en avançant le discutable et
intéressant concept de « société du care ».
Un impôt « régressif »
Mais la défiance est si profonde qu’elle ne peut
s’expliquer par le seul registre des représentations.
Comment comprendre cette distance à
l’égard de la solidarité de la part de classes qui,
en principe, en sont les bénéficiaires et qui par
ailleurs ne sombrent pas dans l’individualisme
forcené ? Au coeur de la contestation : l’impôt.
Quand on leur demande de qualifier le montant
de l’impôt sur le revenu, 56 % des défavorisés le
jugent trop élevé et seulement 15 % acceptable.
Au sein des catégories aisées, seuls 5 % le
jugent trop élevé et 45 % acceptable. Dans leur
récent ouvrage, Pour une révolution fiscale [[Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, de Camille Landais, Thomas Piketty
et Emmanuel Saez, éd. Seuil, 133 p., 12,50 €.]],
Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel
Saez l’expliquent : « Si l’on prend l’ensemble
des prélèvements obligatoires, le système fiscal
français est-il progressif ou régressif ? (…) La
réponse est sans appel : le système est légèrement
progressif jusqu’au niveau des “classes
moyennes”, puis devient franchement régressif
au sein des 5 % les plus riches. »
La gauche qui défend l’impôt doit s’atteler daredare
à justifier ses positions. Les catégories populaires
obligent ainsi à sortir des automatismes
du discours et à revisiter les propositions politiques.
Car tout semble indiquer que la gauche
n’a plus les mots adaptés pour parler d’une réalité…
perçue par les catégories populaires.
On se souvient que la gauche a longtemps défendu
bec et ongle l’école républicaine, avant
de réaliser que loin de porter une égalité des
chances, elle structurait les inégalités sociales.
Il a fallu beaucoup de temps, de dialogue de
sourds, d’incompréhension et finalement de
décrochage politique pour que la gauche commence
à percevoir le problème réel devenu problème
politique et s’attache à reconsidérer son
discours et ses propositions. Il lui faudra faire
ce travail de refondation des politiques solidaires
si elle veut redonner sens à son projet et
aux politiques publiques qu’elle entend mettre
en oeuvre. Et, sans doute, revenir à davantage
d’égalité.



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