Depuis que le capitalisme fait sa crise, les certitudes des dirigeants
de l’économie libérale ont-elles vacillé ? Réponse du sociologue
Frédéric Lebaron, auteur de La crise de la croyance économique.
Depuis la crise des subprimes
en 2007, les acteurs
dominants de l’économie
ont-ils été ébranlés
dans leur certitude ?
Oui, de façon différente en fonction des groupes
et des pays. On observe une certaine stabilité de
croyance chez les dirigeants des banques centrales.
Pour Jean-Claude Trichet (président de la
Banque centrale européenne, ndlr) la crise de
l’euro n’est pas une crise de la monnaie unique
mais une crise des politiques trop laxistes, notamment
sur le plan budgétaire, menées dans
la zone euro. Il renvoie la responsabilité du côté
des politiques. Son discours est très corseté, il
n’y a pas de changement de paradigme. Mais
au sein de ce groupe des banquiers centraux,
des divergences sont apparues. Le rachat de la
dette publique de la Grèce a été critiqué par le
président de la Bundesbank qui aurait préféré
une plus stricte orthodoxie, et donc pas de sauvetage.
Du côté des représentants allemands et
de leurs alliés, on trouve la politique de Trichet
trop hétérodoxe. Les campagnes dans la presse
allemande sont très violentes à l’encontre
des pays du sud de l’Europe, décrits comme
« pays du Club Med ». La position française
est clairement en cause pour avoir contribué à
légitimer l’assouplissement du pacte de stabilité.
Le groupe des dirigeants des institutions
bancaires a assez peu bougé. Il a fait profil bas
pendant la crise, bénéficiant des mesures de
sauvetage. Aujourd’hui, il combat toutes les
idées de taxation qui limiteraient la reconstitution
de ses profits. Cependant, l’opposition
entre le patronat bancaire et financier et le patronat
industriel, touché de front par les effets de
la crise, s’est accrue.
Les acteurs politiques ont-ils davantage
été troublés’
Une partie de la droite française est ébranlée
et adopte des positions assez fortement régulatrices.
Fait significatif : après le rapport confié par Nicolas Sarkozy à Joseph Stiglitz, le ministre
Eric Besson a organisé début janvier à Bercy
un colloque intitulé « Nouveau monde, nouveau
capitalisme », avec des interventions d’économistes
keynésiens comme Jean-Paul Fitoussi,
Jeff Sachs ou encore Stiglitz. Si le gouvernement
le plus à droite de France depuis la guerre invite
des économistes de ce type, c’est qu’il y a un
bougé. On ne peut pas en conclure que se produit
un changement de paradigme qui tournerait
le dos au néolibéralisme. Concrètement, il y a
même une radicalisation des politiques de restrictions
budgétaires et de casse des droits sociaux.
Une dichotomie s’opère entre les paroles
et les actes et Sarkozy entretient les ambiguïtés.
Mais dans les documents officiels du colloque,
par exemple, la taxation des activités financières
est mentionnée, en référence à Tobin : ce n’est
pas rien. En septembre, devant l’ONU, Sarkozy
avait défendu cette idée issue des rangs altermondialistes.
C’est évidemment plus facile que
sur le terrain européen, où le Président suit l’orthodoxie
allemande, au motif de sauver l’euro et
de créer l’embryon d’un gouvernement économique
européen. La taxation des flux financiers
est relégitimée par une partie des économistes
qui la jugeaient avant impossible à mettre en
oeuvre et pas souhaitable. Cela ne veut pas dire
que l’idée pourra avancer concrètement dans
le cadre du G20. Mais le fait qu’elle soit mise
sur la table montre à quel point s’opère un changement
de discours, de croyance. Le président
du FMI, Dominique Strauss-Kahn, est en phase
avec cette évolution. Il est au coeur de cette
tentative de reconstitution d’un ordre financier
international mieux régulé. Des économistes du
FMI évoquent la proposition de Keynes de créer
le « bancor », monnaie de réserve internationale,
idée totalement enfouie depuis 1944. Des fissures
idéologiques apparaissent.
Quelle est la différence dans les discours
entre Sarkozy et Strauss-Kahn’
J’en vois assez peu. Dominique Strauss-Kahn
peut arguer qu’il est un keynésien plus cohérent,
qu’il a été constant dans sa volonté de réguler le
marché ou de défendre le développement d’une
politique industrielle.
La presse économique a-t-elle bougé ?
Les positions américaines, très critiques sur les
politiques de rigueur européennes, ont été relayées.
Mais, dans le même temps, on retrouve
des analyses orthodoxes. Les deux coexistent
mais disons que ça s’est assoupli.
Est-ce une bonne nouvelle ?
Oui, même si pour l’instant ces évolutions du
discours n’ont pas de traductions concrètes
et sont combattues par d’autres fractions des
classes dominantes. La remise en cause du tout
productivisme par la critique du PIB comme outil
de mesure de la richesse ou la Taxe Tobin constituent
une part de ce que la gauche radicale
défend. Au fond, c’est un peu le bordel dans la
croyance économique dominante. Ils bricolent
dans l’urgence, parce qu’il faut faire face aux
crises concrètes, en Grèce et ailleurs.


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