Ma maison à tout prix (2) – Du propriétarisme

La plupart des Français sont réceptifs à l’injonction du «tous propriétaires». Du droit à la propriété au propriétarisme, des sociologues décryptent l’évolution d’un statut toujours convoité.

« L’homme qui n’a rien dans un Etat ne tient par aucun lien à la société. » « Cette citation du baron d’Holbach, illustre bien l’état d’esprit à l’égard de la propriété à la fin du XVIIIe siècle. C’est parce qu’on est propriétaire qu’on existe dans la société », commente le sociologue Jean-Paul Flamand, auteur de Loger le peuple [[Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social,
éd. La Découverte, 1989, 369 p., 34 €.]]. En 1788, lors des mouvements ruraux révolutionnaires, les paysans envahissent les châteaux pour détruire les textes établissant la propriété des nobles.

Dès 1789, celle-ci est inscrite dans la déclaration des droits de l’Homme comme un droit imprescriptible. Tous les textes, toutes les constitutions qui suivront ne feront que renforcer ce droit. « Le droit de propriété est un droit qui vaut plus que le principe d’égalité et que le principe de liberté », explique Jean-Paul Flamand. La propriété est au coeur du monde paysan et cela perdure jusque dans les années 1960, époque où l’on compte encore des fermiers et des métayers qui ne possèdent pas leurs terres, mais le souhaitent. « Etre propriétaire c’est aussi être pleinement citoyen. Cette conception est toujours très présente dans les représentations », raconte Yankel Fijalkow, sociologue urbaniste.

Stabilité familiale et politique

A partir du milieu du XIXe siècle, l’Etat s’intéresse de plus près à la question du logement et commence à mener une politique interventionniste en faveur de la propriété qui va nourrir durablement cet idéal du « tous propriétaires ».
« Aux XIXe et XXe siècles, la bourgeoisie libérale considère la possession du domicile comme un gage de stabilité familiale et politique. L’objectif est de favoriser l’accession du plus grand nombre à la propriété en s’appuyant sur cette volonté de devenir propriétaire », analyse Jean-Paul Flamand.
L’Etat investit dans la pierre et construit des logements sociaux destinés à la vente et à la location. De leur côté, les grandes entreprises participent à ce mouvement et aident à la création d’habitations. « Le grand souci du patronat est de fixer les masses populaires. Fixer la main d’oeuvre géographiquement mais aussi moralement. Le logement sert à définir les cadres d’adhésion à la société. Avec la révolution industrielle et la naissance du capitalisme, ça a été un moyen de canaliser les populations »,
explique Yankel Fijalkow.
Cette politique du logement contribue à façonner l’idéologie de la propriété ainsi que les valeurs qu’elle incarne comme « le sens de l’épargne, le goût de l’effort, une bonne gestion, la liberté de disposer de son bien ». « C’est aussi la famille, l’individu, l’autonomie, énumère Yankel Fijalkow. Devenir propriétaire en France c’est un projet de vie, un aboutissement. Pour preuve la propriété est moins fluide dans l’Hexagone que dans d’autre pays d’Europe. Ici un bien acheté est revendu 1,3 fois alors qu’en Angleterre il est
revendu 5 fois.
»
La logique néolibérale à l’oeuvre dès la fin des années 1970 marque la fin de l’Etat providence et relance avec force l’injonction du « tous propriétaires » comme étant la seule solution à la question du logement. Avec l’aide personnalisé au logement (APL) en 1977, on passe de l’aide à la pierre à l’aide à la personne. « L’APL est mise en oeuvre pour aider les ménages à affronter le marché », explique Yankel Fijalkow. C’est un basculement révélateur des nouvelles valeurs de la logique néolibérale. La société néocapitaliste ne s’organise plus de manière collective et mutualiste. Bien au contraire. En devenant propriétaire, chacun devient le petit entrepreneur de
lui-même et relègue ainsi au second plan l’Etat providence. « L’idée sous-jacente est qu’un propriétaire coûterait moins cher à la société qu’un
locataire social
», commente Yankel Fijalkow.

Incitations à l’accession

Le désengagement de l’Etat inscrit de nouveau la question du logement dans le secteur privé, et le « tous propriétaires » doit désormais pallier la pénurie de logements sociaux. « Il existe différents modèles de régulation, le modèle familial ou celui de l’Etat interventionniste. Généralement, le nombre de propriétaires est inversement proportionnel à celui des logements sociaux.
Autrement dit, moins l’Etat intervient, plus on compte de propriétaires, et inversement
», poursuit Yankel Fijalkow.
L’Etat organise le marché en multipliant les politiques d’incitation à l’accession à la propriété. « La dernière en date est le prêt à taux zéro renforcé et universel qui permet de se dispenser d’un apport. Cette politique conduit au surendettement puisque même les plus faibles revenus peuvent y prétendre. C’est ignoble », s’insurge Jean-Paul Flamand. Et d’ajouter « Ce retour en
force du propriétarisme s’appuie sur cette idée bien française de l’égalitarisme. Tout le monde a le droit de devenir propriétaire.
» Mais le recul du logement social au profit de la propriété pose aussi la question du choix. Dans un contexte de forte précarisation,
marqué par une crise du logement,
des loyers exorbitants, l’effondrement
du salariat et la question des retraites, la
pierre reste encore pour beaucoup une valeur
refuge et le plus sûr, voire le seul, moyen de
s’assurer un toit, quitte à s’endetter pour trente
ans. L’ambition d’avoir son propre domicile n’est
donc pas forcément mue par un désir absolu
de posséder mais plutôt par un sentiment fort
d’insécurité.

Ces arguments de la précarité sont d’ailleurs repris par les membres du gouvernement, ceux-là mêmes qui l’organisent, pour encourager le peuple à devenir propriétaire. Dans les années 1870, Engels écrivait déjà « Dans une telle société (capitaliste) la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire. » Organiser les conditions de la précarité pour contraindre les choix, est sans doute une des clés du succès du « tous propriétaires ».

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