Mondragon: 55 000 travailleurs dirigent leur entreprise

Mondragon: 55 000 travailleurs dirigent leur entreprise

En Espagne, un groupe de 120 coopératives s’inscrit dans la durée et affiche une belle croissance. A méditer au moment où l’on questionne l’utilité sociale des actionnaires et des banques. Mondragon tente de maintenir un modèle alternatif. Difficile toutefois d’échapper au système dominant

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Quelques 80 kilomètres après la frontière, sur l’autoroute de Vitoria – Gasteiz, capitale du Pays basque autonome, la signalétique indique la sortie Mondragon -Arrasate. Au premier abord, cette cité ressemble à s’y méprendre à bien d’autres villes de la région, avec son centre historique étouffé par les immeubles d’habitation. La forte présence de l ikuriña , le drapeau national basque, et de grandes peintures murales ne laissent aucun doute sur la couleur politique dominante. L’activité économique débordante de cette vallée saute aux yeux : de nombreuses usines, des centres de recherche et, sur les hauteurs de la ville, l’université et quelques sièges sociaux : nous sommes dans la ville d’origine de Mondragon Corporacion, un groupe coopératif réunissant environ 85 000 travailleurs.

Une trajectoire exceptionnelle

Fagor a été la première coopérative du groupe. Fondée dans les années 1950 sous le nom d’Ulgor (lire ci-contre), l’entreprise appartient à ses seuls travailleurs et, comme dans les Scop, ceux-ci prennent leurs décisions en assemblée générale sur la base d’une voix par individu, quel que soit le montant de ses apports.

Très tôt, de nombreuses autres coopératives naîtront dans la vallée. Elle se regrouperont autour d’une banque, la Caja Laboral, et d’une mutuelle, Lagun Aro, créées pour répondre à leurs besoins de financement et de protection sociale. A cet ensemble se joindront des coopératives de consommation (Eroski), de formation (Alecop), de recherche (Ikerlan) et même agricole (Lana), dans lesquelles les travailleurs se voient toujours garantir une partie du pouvoir.

L’organisation des coopératives en groupe permet de mettre en commun une partie des pertes et profits, de développer des stratégies de développement industriel et surtout d’assurer l’embryon d’une « sécurité emploi formation » avant l’heure qui garantit de facto un emploi à vie à tout coopérateur : si une entreprise est en difficulté, des travailleurs de celles-ci peuvent être reclassés dans les autres coopératives du groupe, quitte à passer par une étape de formation.

En dépit des différentes crises économiques qu’a traversé l’Espagne, ce groupe a réussi à doubler le nombre de ses emplois tous les dix ans, une performance que peuvent lui envier de nombreux groupes capitalistes. Il représente actuellement le premier groupe industriel et financier du Pays basque et le cinquième de l’Etat espagnol.

Mais alors, comment un tel groupe vit-il la crise en cours ? Une grosse partie des coopératives du groupe travaillent dans le secteur industriel, particulièrement touché en Europe. Comme l’indique Mikel Lezamiz, responsable du développement coopératif chez Mondragon, « elle nous a obligé à ne pas renouveler les contrats de travail à durée limitée et les coopérateurs ont accepté des baisses de revenus de 8 % ». En effet, on ne parle pas de « salaires » à Mondragon mais d’avances (« anticipos ») de revenus : les coopérateurs reçoivent mensuellement une somme d’argent et c’est le résultat final de l’entreprise qui leur donnera la rémunération définitive. Si la conjoncture s’avère difficile, les coopérateurs décident alors de réduire les avances mensuelles. Jamais les coopérateurs de Mondragon n’avaient consenti un tel effort : jusqu’alors, dans les périodes difficiles, on se limitait à une non-augmentation des avances.

Tous les travailleurs ne sont pas sociétaires, ce qui est normal dans une coopérative : l’adhésion y est libre et volontaire. Mais l’usage de contrats de travail à durée limitée leur a permis de réduire d’une année à l’autre le nombre de travailleurs de 92 733 à 85 066, soit plus de 8 % des effectifs. Voilà qui ne déroge guère à la façon dont les autres entreprises capitalistes ont géré la crise.

La tentation capitaliste

L’internationalisation du groupe a d’ailleurs banalisé le salariat : en achetant une entreprise, celle-ci devient la filiale d’une coopérative. Les salariés de l’entreprise ne font alors que changer de propriétaire : ce sont désormais les sociétaires de Mondragon qui deviennent les nouveaux patrons. C’est ce qui s’est passé en France en avril 2005 avec le rachat du fabricant d’électroménager Brandt par Fagor, la plus grosse coopérative industrielle du groupe Mondragon. Suite à des difficultés économiques, la direction annonce un plan de licenciements de 360 personnes en juin 2006, plan qui sera finalement ramené à 170 en janvier 2007. Les travailleurs de Brandt ont alors pu constater que les sociétaires de Fagor se comportaient comme n’importe quel autre actionnaire capitaliste…

Les dirigeants de Mondragon expliquent sans ambages que leur intention « n’est pas de changer le monde ». Ils justifient l’acquisition de Brandt par Fagor comme étant un moyen pratique de faire face à la concurrence des deux gros poids lourds de l’électroménager, Electrolux et Whirlpool. Interrogés sur ce qu’ils prévoient de faire de leurs filiales à l’international, et de Brandt en particulier, Mikel Lezamiz a indiqué qu’ils comptaient « lorsque la conjoncture sera plus favorable, proposer aux travailleurs de Brandt une nouvelle forme de sociétariat dans le cadre d’une coopérative multi-collèges : un des collèges serait réservé aux travailleurs de Brandt avec des droits de vote allant de 30 à 50 % ».

Etre sociétaire dans une entreprise où un actionnaire majoritaire serait toujours en position de décider, est-ce réellement séduisant ? Ne serait-ce pas une nouvelle version de l’actionnariat salarié, fort en vogue dans nos entreprises du CAC 40 ?

De même, le groupe est régulièrement critiqué par une association locale, Ahots Kooperatibista, composée de sociétaires du groupe, qui émet régulièrement des contre-propositions face à la direction. L’angle principal de la critique est que le groupe s’aligne de plus en plus, au niveau des pratiques, sur ses homologues capitalistes. Cette association travaille donc sur le terrain du droit à des conditions de travail dignes et à la défense des valeurs coopératives. La nécessité pour les coopératives de production de se trouver un marché et donc de s’adapter à l’environnement capitaliste n’est malheureusement pas un phénomène nouveau. Il avait déjà été mis en évidence au début du XXe siècle, tant par les marxistes, Rosa Luxemburg notamment, que par le mouvement coopératif avec Charles Gide et l’Ecole de Nîmes.

Une « expérience» unique

Il n’en reste pas moins que « l’expérience », comme aimait l’appeler son inspirateur, Don José, reste unique au monde. Des dizaines de milliers de travailleurs contrôlent leurs entreprises, élisent leurs directions et surtout les coordonnent entre elles. Si on peut effectivement pointer les limites de cette démocratie dans le contexte de la mondialisation néolibérale, l’histoire a montré que les travailleurs de ces coopératives ont fréquemment repoussé des propositions de leur direction, notamment en ce qui concerne les rémunérations des plus hautes fonctions. A cet égard, dans la majorité des coopératives, l’écart des rémunérations reste de 1 à 3, il est de 1 à 7 chez Fagor, et le président du groupe touche environ 150 000 euros par an. Enorme ? Oui, mais avec 85 000 travailleurs, nous avons affaire à un groupe de la taille de nos sociétés du CAC 40.

Comparons avec la rémunération d’un Bernard Arnault, PDG de LVMH : 8,9 millions d’euros en 2009. Deux poids, deux mesures : la rémunération d’une direction élue par ses travailleurs et la rémunération que donnent des actionnaires pour obtenir un rendement financier.

L’idée d’une économie gérée par ses propres travailleurs fait souvent figure de douce utopie. Pourtant, à seulement quelques kilomètres de chez nous, dans un pays de niveau et de mode de vie comparable, une « expérience » vivante de plus de cinquante ans nous montre que, non seulement c’est possible, mais qu’un tel groupe est capable de tenir la dragée haute à ses homologues capitalistes. Une définition un peu moins anarchique et plus programmée de nos besoins ne serait-elle pas le moyen pratique de donner un nouveau souffle à toutes ces expériences de démocratie dans l’entreprise ?

Benoît Borrits

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