Centré sur les semaines ayant précédé l’enlèvement des moines de Tibhirine, Des hommes et des dieux », en salles depuis le 8 septembre, le cinquième long-métrage de Xavier Beauvois, frappe par sa justesse
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T’es devenu mystique depuis que t’es dans la police », lançait le père à son fils dans Le petit lieutenant . C’était il y a cinq ans. Xavier Beauvois plante aujourd’hui sa caméra au milieu d’un autre groupe d’hommes en uniforme, et vraiment mystiques cette fois-ci… Grand prix au dernier Festival de Cannes, Des hommes et des dieux s’inspire de la destinée des moines de Tibhirine, enlevés et assassinés en 1996 en Algérie. Seules leurs têtes furent retrouvées au bord d’une route. Point culminant de l’atrocité et de l’opacité de la guerre civile opposant le gouvernement aux groupes terroristes armés, la retentissante affaire de Tibhirine a rebondi plusieurs fois, notamment suite à l’enquête de l’historien américain John Kiser. La thèse officielle de la responsabilité du Groupe islamique armé (GIA) qui avait revendiqué l’enlèvement a été remise en question par l’hypothèse de l’implication de l’armée algérienne.
Mais c’est moins l’instruction (de l’affaire) que la construction (d’une décision) qui intéresse Xavier Beauvois. Son film s’attache avec force à saisir le cheminement intérieur de la petite communauté chrétienne confrontée à la menace terroriste et sommée par les autorités de regagner la France : « Votre entêtement devient dangereux », s’entendent-ils dire. Trois moments haletants de discussion collective : hautement morale et politique : exacerbent le déroulement dramatique du film : les moines doivent-ils demeurer dans le monastère ou prendre la fuite ? « On ne t’a pas élu pour que tu décides seul », lance l’un d’eux au Père prieur Christian, auquel l’excellent Lambert Wilson prête ses traits. D’abord divisés, en proie au doute et à la peur, les religieux accordent progressivement leurs violons. Ils font le choix de rester sur place. Ici et maintenant. « Le bon berger n’abandonne pas son troupeau quand arrive le loup » ; « Les fleurs des champs ne changent pas de place pour trouver les rayons du soleil . »
Des hommes au diapason
Leur accord est musical. C’est à travers le rituel du chant, la liturgie, que ces hommes se mettent au diapason d’eux-mêmes et de Dieu. Saisie dans ses moindres détails, la vie du monastère oscille entre la terre et le ciel, entre le profane et le sacré. D’un côté, travaux des champs, récolte et vente du miel, dispensaire médical (tenu par frère Luc, le génial Michael Lonsdale, à la fois ravi et épuisé par tous les soins qu’il prodigue généreusement) ; de l’autre, offices, étude, recueillement, prières, lectures (Saint-Benoît, les Fioretti de Saint-François d’Assise, le Coran, etc.), rythment le quotidien de ces hommes, proches des villageois qui les entourent. Fluide et puissante, à l’intérieur du monastère comme en dehors, la fraternité n’est en rien doucereuse.Lors d’une très émouvante scène nocturne, Christian se penche sur Luc endormi, lui retire ses lunettes et referme son livre. Un autre moment diurne voit Luc décrire à une jeune Algérienne les symptômes de l’amour, « promesse du bonheur », « grand trouble ».
Le dépouillement du quotidien monastique cistercien donne ses couleurs épurées à la grâce de la mise en scène, toute rossellinienne. « En allant voir de vrais trappistes à l’abbaye de Tamié en Savoie, en assistant à leur quotidien, j’ai réalisé que j’allais devoir mettre en scène une mise en scène : parce que tout rituel est déjà une mise en scène. Le point de départ était le respect de cette mise en scène-là : il fallait qu’elle soit d’abord fidèle, précise et irréprochable dans mon film », raconte Xavier Beauvois.
Il semble que cette précision lui ait justement permis de prendre en charge le contexte troublé, la complexité de l’héritage colonial, le poids du passé sur le présent. Sans être l’enjeu majeur du film, la réalité historico-politique est omniprésente et subtilement distillée tout au long Des hommes et des dieux . Le registre métaphorique cohabite avec de violentes irruptions du réel : une descente de l’armée dans le centre médical, accompagnée de contrôles d’identité musclés (« Ce n’est pas un commissariat de police ici ! » lance frère Luc) ; l’évocation de la colonisation qui a empêché le pays de grandir par lui-même ; le brouillage du « Qui tue qui ? » évoqué au sujet de l’assassinat d’une certaine Samira, poignardée parce qu’elle avait refusé de porter le hijab ; le massacre des travailleurs croates.
Les moines sont sept comme les sept mercenaires ou les sept samouraïs et ce film en cinémascope qui fait la part belle aux paysages a des allures incontestables de western. L’une des plus belles séquences confronte père Christian au chef des terroristes musulmans, entré dans le monastère la veille de Noël pour emmener le toubib et des médicaments. Le Père leur intime l’ordre de poser leurs armes, ce qu’ils refusent, puis de quitter l’enceinte de cette « maison de paix ». Les deux « chefs » s’expliquent à la porte du monastère. La connaissance du Coran dont fait preuve le Prieur, son intelligence de la situation, rapprochent in fine les deux hommes : « Nous fêtons la naissance du prince de la paix, Sidna Aissa, Jésus . »
Des airs de Rembrandt
Cette première confrontation très cinématographique lance la rumeur selon laquelle les chrétiens seraient laxistes voire complaisants envers ces islamistes qui auraient pour leur part décidé de protéger la petite communauté cistercienne. « On s’en sort », se réjouissent les moines qui, lors d’une scène assez drôle, s’administrent petits massages et paroles réconfortantes. Ils s’en sortent jusqu’à leur prochaine arrestation et leur disparition vers le hors-champ, sous la neige.
Xavier Beauvois regarde les moines en face, comme en témoignent les gros plans bouleversants de leurs visages saisis lors de leur dernier repas. La chef-opératrice Caroline Champetier dit s’être notamment inspirée des autoportraits de Rembrandt et des photographies de Julia Margaret Cameron. « Ce film, c’est le trajet de ces hommes vers leur destin, cette décision à tenir jusqu’au bout, dans ce pays où ils avaient choisi de vivre. La lumière, la météorologie m’ont permis d’accompagner une autre image de leur disparition », explique-t-elle. Le film a beau avoir été tourné au Maroc, Des hommes et des dieux invente des images, celles précisément qui ont cruellement manqué à l’Algérie. « On en est réduit à des bribes, des fragments, des récits inaboutis à partir desquels il faut reconstruire une histoire , avance l’historien Benjamin Stora (1). L’absence d’images sur cette affaire participe de la déréalisation de l’Algérie, pays qui s’est évaporé, devient abstrait, incompréhensible depuis une dizaine d’années, depuis les événements terribles, sanglants, qui ont failli emporter le pays. Cette absence construit une Algérie fantasmée qui n’existe pas . »
Juliette Cerf
[[(1) Auteur de La gangrène et l’oubli , La Découverte, 2005 et de La Guerre invisible . Presses de Sciences-Po, 2001.]]




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