Qu’avez-vous pensé de Film Socialisme présenté à Cannes ?
Je tenais à voir le film à Cannes, ainsi que la conférence de presse annoncée. Le fait que Godard ne soit pas venu, c’est la pirouette attendue : vous vous passerez de moi, je ne veux pas faire le clown, il n’y aura pas de dernier tour de piste. C’est une manière réjouissante de ne pas vouloir jouer le jeu qu’on attend de lui, mais c’est aussi une façon de disparaître. Ce geste très désespéré s’inscrit parfaitement dans la psyché godardienne. Godard est un mélancolique suicidaire. Lamentation sur la décadence de l’Europe, le film tient sa promesse de somme, de testament. La destination de la croisière, c’est la fin. Mais Godard demeure un publicitaire de son temps : il y a trois ans, au début du projet, le mot « socialisme » appartenait au passé. Quand le film est montré à Cannes, il devient le parangon de la modernité esthétique.
Godard a envoyé une lettre à Thierry Frémaux [délégué général du festival] : « Suite à des problèmes de type grec, je ne pourrai être votre obligé à Cannes. » Une étrange substitution…
Godard a toujours aimé être un contemporain de la misère du monde. En 1995, il avait refusé d’aller à la Berlinale où JLG/JLG était sélectionné sur le motif « mes problèmes de type bosniaque »… Sarajevo était alors assiégé. Sa façon d’être solidaire de la souffrance est assez belle, ce n’est pas seulement un effet d’annonce. Elle est vécue. Godard est sincèrement effondré du retournement qui touche la Grèce. S’il y a bien un pays auquel l’Europe doit tout, c’est la Grèce, et aujourd’hui, c’est la Grèce qui doit aux autres. Godard se sent proche de cet état mis au ban. Évoque-t-il aussi une faillite personnelle ? Il dit avoir vendu Rolle, son atelier, son matériel.
Le film a été tourné à plusieurs. Est-ce une façon de renouer avec la période collective des années 1970 ?
Le film a été tourné avec Jean-Paul Battaggia, son producteur depuis Notre musique, Paul Grivas, son neveu, et François Aragno, son assistant. Il y a eu deux croisières de trois semaines, Godard n’a été présent que dans l’une d’entre elles. Si les images sont collectives, le film est pris dans une contradiction qui était déjà celle de Dziga Vertov ; il n’y a que le nom de Godard sur l’affiche. Film Socialisme dénonce le tourisme occidental de masse, un thème qui vient encore de ses années politiques. Le tourisme s’inscrit dans une exploitation générale, celle des pauvres par les riches, du Tiers Monde par l’Occident. L’exploitation est globale et Godard : c’est sa radicalité : ne sépare pas les niveaux économique, touristique ou sexuel.
La prostitution n’est-elle pas l’un de ses thèmes les plus politiques ?
La métaphore du capitalisme à travers l’exploitation tarifée de la sexualité est une obsession constante depuis Vivre sa vie jusqu’à Film Socialisme, où l’on sent très bien, dans les scènes de boîtes de nuit, de casinos, ce geste consistant à payer pour le plaisir. Dans Sauve qui peut (la vie), la chaîne du travail est une chaîne sexuelle. C’est la représentation la plus frontale de l’exploitation capitaliste. Le sexe pour Godard n’est jamais libérateur.
Plutôt que des films politiques, Godard voulait faire politiquement des films. Comment comprendre cette différence ?
C’est un slogan lancé par le groupe Dziga Vertov en 1969-1970 dans un manifeste à la Lénine qui s’appelle « Que faire ? ». Faire politiquement du cinéma, c’est critiquer les films politiques, genre fictions de gauche, c’est faire du cinéma autrement en questionnant la tradition narrative, le montage, l’identification aux personnages. C’est introduire la critique à l’intérieur de la fabrication du film. Cela, avant même de le formuler, Godard l’avait déjà expérimenté de différentes façons. Dans Pierrot le fou, Week-End, La Chinoise, l’utilisation du rouge était une manière de faire politiquement du cinéma. Godard crée une esthétique politique. Dziga Vertov, c’est plus une pédagogie critique. Faire politiquement des films politiques, c’est, par exemple, filmer des slogans. La façon dont Godard monte ses films a été profondément modifiée par l’expérience Dziga Vertov. L’association d’images qui n’ont rien à voir entre elles crée une idée. L’utilisation de l’écriture dans les films est ancienne chez Godard mais Dziga Vertov la radicalise dans les années 1970. C’est cette radicalité qui reste. Godard continue à choquer, à jurer, à dire des gros mots. Iconoclaste. Irréductiblement solitaire.
Le Godard politique vise-t-il le grand public ou une élite ?
Sur ce plan, Godard a vite été conscient de son malheur. Il n’y a pas chez lui de volontarisme du grand public, de désir d’aller au peuple, en tout cas pas avec le cinéma. Godard critique la propagande. Mais il sait aussi se servir des médias. Dans les années 1980, quand il décide de revenir dans le système, de faire des films avec des producteurs, des vedettes, de raconter les grands mythes comme Carmen ou Marie, il joue le jeu médiatique et devient un homme public célèbre. En cinq ans, entre Sauve qui peut (la vie) et Je vous salue Marie, il touche près de deux millions de spectateurs en France. Le scandale autour de Je vous salue Marie attire du monde. La façon dont Godard promeut ses films à la télévision aussi… Il profite du système télévisuel tout en le mettant à nu. Quand il demande à Yves Mourousi de refaire son journal, en indiquant aux techniciens comment cadrer, il refait la grammaire télévisuelle, critique la télévision de l’intérieur. Godard joue là un vrai rôle politique. Son drame, c’est que ce soit son personnage et pas ses films qui touche le public.
Godard a-t-il évolué de la droite vers la gauche ?
À la différence des autres cinéastes de la Nouvelle Vague, Godard a toujours considéré la politique comme quelque chose d’important. Godard apparaît d’abord comme un jeune hussard de droite. Alors que la jeunesse est majoritairement engagée contre la guerre d’Algérie, A bout de souffle semble bien provocateur. Le Petit soldat est ambigu aussi. Godard entretient une solidarité avec les perdants de l’histoire ; or, après la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, c’est la jeune droite qui perd, l’Algérie française, l’OAS. Il y a un désespoir chez le jeune cinéaste. Une élégance dandy, vécue dans ses relations, ses lectures, ses fascinations, qui est plutôt l’apanage de la droite, de personnages de cinéma comme Brialy chez Chabrol, ou Ronet dans Le Feu Follet. La vraie rupture, c’est la censure qui la crée. Une Femme mariée est victime de la censure d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information sous De Gaulle. A ce moment-là, Godard bascule de droite à gauche. Ce changement est concomitant de la naissance du Nouvel Observateur dont Godard devient le héros de gauche, symbole de l’air du temps. Avant l’ère de la télé, la presse magazine des années 1960 est la première manière pour Godard de jouer le jeu médiatique. Ce qui l’ancre vraiment à gauche, c’est la guerre du Viêtnam, présente dans ses films à partir de Pierrot le fou. Son génie consiste à métamorphoser cet engagement politique en happening artistique. Pierrot le fou invente le rouge Godard qu’Aragon sacralise en 1965 dans un article des Lettres françaises, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? ». Aragon n’est alors plus rouge communiste, il est rouge Godard… Godard arrive à montrer que la fuite dans l’art est politique. C’est le sujet de Pierrot le fou, une fuite éperdue de la société de consommation, du régime gaulliste, pour se réfugier dans un monde d’art, où l’on vit au milieu des tableaux, où la nature est devenue une œuvre, où l’on se fait exploser la gueule en bleu ou en jaune comme dans un poème de Rimbaud ou un tableau de Delacroix. Pierrot le fou constitue une génération Godard : ceux qui ont 20 ans en 1965. L’identification joue alors à plein.
Comment Godard le vit-il ?
Il faut bien comprendre qu’en 1967, année où il épouse Anne Wiazemsky, Godard est partout, dans tous les magazines, à la une de Paris Match, au festival d’Avignon. C’est la star culturelle de l’année. Il en est meurtri jusqu’à la nausée ; il ne supporte plus d’être devenu cette tête de gondole du supermarché de la culture. Il y a alors une rupture violente. Il casse tout. D’une certaine manière, cela se passe avant 68 ; 68 vient confirmer ce qu’il a senti et ce qu’il a commencé à renier. Godard est toujours incroyablement contemporain : ses films sont les meilleurs radars du temps, souvent porteurs d’une éternelle jeunesse, d’un présent absolu : mais il entretient un rapport de malaise avec son présent. Cela est très net en 68. Dès 67, La Chinoise enterrait les illusions du gauchisme. Face au slogan des situationnistes de 68 qui désigne Godard comme « le plus con des Suisses pro-chinois », il est démuni : il n’est déjà plus cela mais les gauchistes le voient toujours comme l’incarnation de la culture chic, pop, de la bourgeoisie éclairée. Godard est déjà militant mais est encore une vedette. Il est extrêmement mal à l’aise avec ce moment 68, moment de mise à bas des vedettes, de l’individualisme, des auteurs. Godard en un sens fut le premier à casser la statue qui est la sienne. Il voyage alors aux Etats-Unis où il trouve une forme de liberté, de reconnaissance. Les films Dziga Vertov sont co-financés par de l’argent américain, ce qui est assez paradoxal. La part gauchiste de l’Oncle Sam finançant les films anti-yankees !
Que dire de son engagement envers la Palestine ?
Entre 1967 et 1969, après la guerre des Six Jours, sa lutte pour le peuple palestinien se fonde sur une dénonciation des deux impérialismes, l’impérialisme américain, notamment au Viêtnam, et l’impérialisme israélien qui empiète sur la terre des Palestiniens. L’image d’Israël change alors du tout au tout. Ce n’est plus l’état martyr construit sur les traces de la Shoah, c’est l’état surarmé, allié de l’Amérique et vainqueur des Arabes. Pour Godard, se construit une double solidarité avec les vaincus : avec les Palestiniens et les Indiens, les Palestiniens devenant les Peaux Rouges d’Israël. Godard forge alors un discours anti-sioniste qui est un discours de malédiction de l’Histoire. Les victimes deviennent les bourreaux : « Les juifs font aux Arabes ce que les nazis ont fait aux juifs ». Il s’agit là d’une « godarderie » histrionne. Trente ans plus tard, elle paraît très provocatrice, à la limite de l’antisémitisme. Mais ce que Godard vise, c’est l’état d’Israël et pas le fait d’être juif.
Et la Bosnie ?
Godard s’engage à sa façon, avec cet art de métamorphoser ses engagements en formes esthétiques. C’est le contraire de BHL en un sens, qui, lui, va sur le terrain. Godard fait son premier voyage à Sarajevo très tard, au début des années 2000, pour tourner Notre Musique, après avoir rencontré Francis Bueb, mais depuis 1993, ce pays est intégré à son cinéma, à travers des lettres, comme Je vous salue, Sarajevo, plusieurs épisodes des Histoire(s) du cinéma, ou For Ever Mozart, film dédié à la Bosnie mais qu’il tourne à cinq minutes de chez lui, dans la maison de son enfance sur le Lac Léman. C’est sur le terrain de l’intime que la tragédie de l’histoire survient. Cela est très fort.
La question du droit d’auteur traverse Film Socialisme. Pourquoi ?
Tout son cinéma est du piratage. Godard est un voleur, c’est un trait de caractère. Il volait de l’argent dans les poches de son entourage. Cette monomanie le constitue et il a payé pour elle, il a été exclu de sa famille, a fait de la prison, un séjour en hôpital psychiatrique. Godard vole des citations, des plans. C’est un voleur sans guillemets, il ne cite pas ses sources, à part quelquefois les couvertures des livres. Cela peut aller loin ; pour écrire le scénario de Nouvelle Vague, il a chargé son assistant de réunir quinze grands livres du XXe siècle ; avec des ciseaux, il coupe dedans, écrivant ainsi les dialogues… Constitutif de l’œuvre, ce vol devient l’œuvre elle-même : les Histoire(s) du cinéma, fragments éclatés d’environ 500 films. Godard n’avait bien sûr pas les moyens d’en payer les droits. Il théorise une pratique du piratage. L’artiste a le devoir de donner son œuvre au pot commun. Si tous les artistes faisaient cela, il y aurait une communauté d’œuvres dans laquelle chacun pourrait puiser. Godard est protégé par le droit de citation et par son nom. Qui osera lui faire un procès ? Il peut revendiquer cette conception de la culture comme bien commun, contraire à celle de la plupart des auteurs et des pouvoirs publics, de la loi Hadopi. Cette position politique part d’un manifeste esthétique, le droit de citation. C’est aussi un principe de vie. Vivre comme un pirate…
[[Antoine de Baecque est historien et critique de cinéma. Auteur de nombreux ouvrages, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma puis des pages Culture de Libération, il vient de publier Godard. Biographie (éd. Grasset, 25 ?).
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