Jean-Luc Godard aura 80 ans en décembre prochain. Alors que viennent de sortir son dernier film, Film Socialisme, et la magistrale biographie d’Antoine de Baecque, retour sur une trajectoire politique et esthétique escarpée.
Attention pirate à bord ! Une élégie européenne déguisée en croisière méditerranéenne ; les silhouettes d’Alain Badiou et de Patti Smith ; la famille Martin dans son garage ; les lieux de « nos humanités » : Egypte, Palestine, Odessa, Hellas, Naples, Barcelone. Des choses. Comme ça. Des choses comme ça : « L’argent est un bien public, comme l’eau alors. Exactement » ; « Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi » ; « Il faut savoir dire «nous» pour pouvoir dire «je» ». Un film de gauche ? Socialiste ? Anticapitaliste ? « Le film aurait aussi bien pu s’appeler Communisme ou Capitalisme », a déclaré Jean-Luc Godard aux Inrockuptibles (n° 754, 12 mai 2010). Ce qui compte, c’est qu’il se nomme, par accident (une erreur de lecture du philosophe Jean-Paul Curnier), Film Socialisme. Pas de doute : le cinéma et le politique ne forment qu’un. Chez Godard, fondamentalement, la politique est une esthétique. Elles se logent l’une l’autre dans l’art du montage et de l’association, l’art de l’opposition et du télescopage, la capacité à rapprocher l’incomparable : ainsi cette sentence échappée, presque ni vue ni connue, du paquebot de Film Socialisme est-elle celle qui résonne le plus fort politiquement : « On dit toujours qu’on ne peut comparer que ce qui est comparable. En fait on ne peut comparer que de l’incomparable du pas comparable ». La politique-esthétique de Godard est toujours liée à un geste de désappropriation ; Film Socialisme s’érige contre la propriété intellectuelle, contre le droit d’auteur : l’auteur n’a que des devoirs, dit-il en substance.
De droite à gauche, la trajectoire politique du cinéaste dessine une longue discontinuité, une ligne très escarpée, qui confronte idées vagues et images claires, pour citer La Chinoise. Quel rapport en effet entre ce credo « L’histoire est à gauche, le talent à droite », ce slogan radical de la période Dziga Vertov : « La bourgeoisie a créé un monde à son image. Camarades ! Détruisons cette image » et cette sortie, fusée lancée à un individu borné qui lui demande comment être révolutionnaire tout en épousant Anne Wiazemsky, la petite-fille de François Mauriac : « Apprenez, monsieur, qu’à la base de la Révolution française il y eut la Convention » ? Comment situer aujourd’hui le cinéaste, à l’orée de son quatre-vingtième anniversaire ? Chez Godard, immense rhétoricien, le retournement guette toujours. Le contre-pied est la figure majeure de son œuvre. Dès ses débuts : réponse au reproche selon lequel la Nouvelle Vague ne montrerait que des jeunes gens au lit, son deuxième film s’empare de l’actualité brûlante de ce début des années 60 : l’Algérie. Mais Le Petit Soldat est complexe politiquement : « C’est un film sur la confusion, précise le cinéaste en décembre 1962 aux Cahiers du cinéma. Il fallait bien que je la montre au cœur même des engagements politiques, elle est partout. J’ai parlé des choses qui me concernaient : les problèmes de la guerre d’Algérie et ses répercussions mentales en tant que Français de 1960 non incorporé à un parti. Le film doit témoigner sur l’époque. On y parle de politique, mais il n’est pas orienté dans le sens d’une politique ». À l’orientation, Godard préfère la rupture. L’orchestration de mariages toujours contraires. Du masculin, toujours féminin : « Je suis un enfant de la décolonisation. Je n’ai plus aucun rapport avec mes aînés qui sont les enfants de la Libération, ni avec mes cadets qui sont les enfants de Marx et de Coca-Cola. C’est le nom que je leur donne dans le film [Masculin Féminin]. Ils sont influencés par le socialisme, pris dans un sens économique très moderne, et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça ». Des années 1960 à aujourd’hui, Jean-Luc Godard n’a cessé d’être le sismographe de son temps. Mais toujours à contretemps. Godard, ou le cinéaste dialectique par excellence.
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