Complicités transgressives

La Dame de trèfle de Jérôme Bonnell, Complices de Frédéric Mermoud, Le Refuge de François Ozon : trois films français mettent ce mois-ci en scène des couples de jeunes marginaux, des amours étranges et troubles, des relations transgressives. Tour d’horizon.

Argine et Aurélien dans La Dame de trèfle de Jérôme Bonnell, Rebecca et Vincent dans Complices de Frédéric Mermoud, Mousse et Louis dans Le Refuge de François Ozon ; autant de personnages formant des couples incongrus, cabossés par la vie et confrontés à des situations limites : inceste, prostitution, drogue. On connaissait Jérôme Bonnell : Le Chignon d’Olga (2002), Les Yeux clairs (2005), J’attends quelqu’un (2007) : dans un registre plus doux et fragile, plus sentimental et choral ; avec La Dame de trèfle , il signe un film noir tiré au cordeau. Argine (Florence Loiret-Caille) et Aurélien (Malik Zidi) vivent dans une petite ville de province. Dès les premiers plans du film, un bain quasi partagé laisse présager une intimité de couple. La proximité se change en ambiguïté quand le spectateur comprend qu’Argine et Aurélien ne sont pas amants mais frère et sœur. Ces deux orphelins ne se sont jamais quittés ; il travaille chez un fleuriste ; elle répète le matin ses cassettes d’anglais dans sa cuisine et fait la fête le soir dans un bar où traînent les mêmes habitués. Pour arrondir ses fins de mois, Aurélien revend du métal volé à l’insu de sa sœur. Un jour, après qu’un vol a mal tourné, Simon, son complice (Jean-Pierre Darroussin), vient rôder dans les parages pour lui réclamer de l’argent. Aurélien tente tant bien que mal de faire face, mais se retrouve pris dans un engrenage qui fait de lui un meurtrier. Alors qu’il tait son crime, le refoule, les traits d’un coupable idéal se profilent : Loïc (Marc Barbé), l’amant d’Argine, qui a eu la mauvaise idée de s’accrocher avec Simon dans le bar et de disparaître le soir du meurtre. La Dame de trèfle parvient à mêler l’atmosphère réaliste d’un sordide fait-divers et la force psychanalytique et symbolique d’un conte. Les deux héros ont quelque chose d’Hansel et Gretel qui ne se seraient pas perdus dans la forêt mais se seraient égarés dans la vie. Comme si… : « Comme si Aurélien avait cherché toute sa vie un moyen de quitter sa sœur, et le seul qu’il ait trouvé est de devenir un meurtrier. J’espère d’ailleurs ce film le moins psychologique possible. Je n’ai pas cherché à donner de raisons trop apparentes d’agir aux personnages, sans doute par peur de tomber dans une compassion un peu douteuse. Je n’ai surtout pas voulu surcharger le contexte psychosocial, ni réduire les personnages à des victimes de leur condition. L’essentiel à mes yeux réside dans le lien entre le frère et la sœur. Il est le cœur du film, il illustre une quête d’identité désespérée, qui pour moi fait écho à notre génération. J’ai donc essayé d’être au plus près des sensations, des corps, des respirations » , analyse le jeune réalisateur né en 1977. L’avenir, c’est chiant, affirmait en substance Argine, quand on l’interrogeait au début du film sur son prénom (celui que porte la dame de trèfle dans un jeu de cartes). Loin de la morale, la trajectoire du film consiste à ouvrir un horizon de vie, à rendre possible un futur pour ces deux personnages meurtris et meurtriers. Ainsi, ce très beau plan final sur le visage d’Argine devenue complice, assise sur le perron de la porte et regardant les nuages.

FOUS D’AMOUR

Autre polar, avec flics celui-là, autres amants criminels : Complices de Frédéric Mermoud, un premier long-métrage très maîtrisé et très écrit. Un corps flotte dans le Rhône, celui du jeune Vincent… La mort et l’amour se tissent dès l’orée du film quand on voit Vincent (Cyril Descours) et Rebecca (Nina Meurisse), 17-18 ans environ, tomber amoureux dès le premier regard échangé dans un cybercafé. Film entrelacé, Complices est construit sur un montage alterné entre une plongée dans l’histoire d’amour des deux adolescents et le déroulement de l’enquête policière menée par un tandem de policiers, Hervé Cagan (Gilbert Melki) et Karine Mangin (Emmanuelle Devos). Petit à petit, l’histoire des jeunes imprime sa marque, ricoche sur la vie des policiers qui, confrontés à leur solitude, revivent sur un mode douloureux certains choix existentiels. Le film ne tarde pas à révéler que Vincent, que sa petite amie croyait un temps agent immobilier, gagne en fait sa vie en se prostituant. Rebecca décide de le suivre dans cette dangereuse aventure. « J’ai décidé que tous les jeunes du groupe auraient le même âge, tout juste 18 ans, même celui qui organise les passes. Cela rendait cette nébuleuse plus opaque, plus inquiétante. Au fond, le nœud sociologique de cette affaire ne m’intéressait pas, car je n’étais pas en train de travailler sur un sujet de société. Je voulais plutôt explorer un certain mode d’être de deux jeunes amoureux, leur manière de jouer avec leur désir, leur corps, de transgresser des normes sociales et d’éprouver une sorte de présent pur » , commente Frédéric Mermoud.

UNE MATERNITÉ MARGINALE

C’est sur une séquence transgressive que s’ouvre Le Refuge , de François Ozon : filmé de très près, un couple de junkies, Mousse (Isabelle Carré) et Louis (Melvil Poupaud), se shoote à l’héroïne. François Ozon est l’un des réalisateurs français les plus prolifiques qui arpente, cavalier seul, des territoires et des genres très hétérogènes. Depuis Regarde la mer, le moyen-métrage qui l’a fait connaître en 1997, le cinéaste a signé onze films, du très beau Sous le sable (2001) à l’étrange et puissant Ricky (2009), en passant par Les Amants criminels (1999), 8 Femmes (2002), 5 x 2 (2004) ou Le Temps qui reste (2005). Dans ce dernier film, Melvil Poupaud, condamné par un cancer, vivait ses derniers instants ; le même acteur disparaît sans tarder du Refuge , succombant à une overdose. A l’hôpital, sa compagne qui répond au nom bizarre de Mousse apprend dans le même temps que Louis est mort et qu’elle est enceinte. Elle décide de garder l’enfant et se réfugie, seule, dans une maison qu’on lui prête dans le Pays Basque. Quand Paul (le chanteur, Louis-Ronan Choisy), le frère de Louis, vient lui rendre visite, son ventre est déjà très arrondi. C’est autour de lui qu’un lien trouble se tisse progressivement entre la jeune femme récalcitrante et ce beau-frère homosexuel. Servi par la fragilité de l’actrice Isabelle Carré, réellement enceinte lors du tournage, le film parvient à mettre en scène une maternité marginale : « Dans notre société, la maternité est idéalisée, associée à une imagerie extrêmement positive. Je voulais montrer que les choses sont souvent plus complexes. L’instinct maternel ne va pas de soi. La maternité de Mousse n’est pas vécue dans une logique de procréation. Elle s’avère avant tout un moyen d’accepter la disparition de Louis, de faire un deuil. Le corps de Mousse n’est qu’un endroit de passage, le lieu d’une transmission » , avance François Ozon.

J.C.
La Dame de trèfle de Jérôme Bonnell, en salles depuis le 13 janvier
Complices de Frédéric Mermoud, en salles depuis le 20 janvier
Le Refuge de François Ozon, en salles depuis le 27 janvier

Paru dans Regards n°68, janvier 2010

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *