L’histoire ne connaît pas la fatalité

Au-delà de l’événement 1989, tel qu’il s’est déployé, dans toutes ses facettes et contradictions, il ne faut pas oublier que ce moment de délitement a ouvert la porte à bien des espoirs. Mais des portes se sont aussi refermées…

En 1989-1991, alors que le socialisme est-européen s’est effondré, on veut croire encore à l’hypothèse d’une guerre froide s’estompant pour laisser la place à un monde onusien régulé par les valeurs éthiques universelles et par la toute-puissance du droit international. Le rêve n’a pas duré : en 1991, les Etats-Unis considèrent encore qu’ils ont besoin de la caution onusienne pour intervenir après l’invasion irakienne du Koweït ; en 1999, le bombardement de Belgrade se fait sous l’égide de l’OTAN ; en 2003, l’invasion de l’Irak se fait sous la bannière étoilée des Etats-Unis. On regardait avec espoir l’horizon du « nouvel ordre » : on a eu celui de l’hyper-puissance, accompagnée du désordre d’un monde de plus en plus inégal, injuste et violent. Et au bout d’un cheminement de vingt années, on se retrouve avec la tentation, pour les puissants de ce monde, de chercher les voies d’une régulation dans la métaphore éculée de la guerre: non plus celle qui oppose le monde « occidental » et le monde « communiste », mais celle qui oppose les «civilisations», en fait la guerre des privilégiés contre les démunis.

On a reproché à Gorbatchev son « angélisme » et son « utopie ». Il est vrai qu’il n’avait pas les moyens de ses ambitions. Toutes les tentatives de réformes du système soviétique avaient échoué. Depuis 1956, les « conservateurs » de l’appareil dominaient des « khrouchtchéviens » qui attendaient leur heure, murés dans le silence. Or l’histoire n’attend pas : une puissance immobile est une puissance en déclin. Dans la seconde moitié des années 1980, il est trop tard. L’avant-scène n’est plus occupée que par les staliniens et les libéraux et l’ultime drame, celui du putsch conduit en août par une poignée de dignitaires soviétiques contre Gorbatchev, n’en est que la mise en images : d’un côté, les lamentables putschistes communistes terrés dans l’enceinte du Kremlin et, de l’autre côté, le nouveau héraut des libéraux, Boris Eltsine, juché sur son char. Gorbatchev, déjà, était sur les bas-côtés de l’histoire en train de se faire.

Utopiste, Gorbatchev ? Pour se sortir d’un monde divisé, la voie la plus pertinente était-elle vraiment celle du prétendu réalisme incarné alors par un néolibéralisme échevelé et par un retour de la politique de puissance ? Vingt ans plus tard, nous ne sommes pas sortis du dilemme de ces années d’attente. Le monde de ce début de XXIe siècle, celui où le nombre des meurt-la-faim augmente au lieu de diminuer, est instable, violent, dangereux. Pour l’instant, de l’Europe libérale jusqu’à la Russie, la réponse semble simple : on laisse le G20 réguler la grande concurrence des marchés « libres » et on entérine, fût-ce pour la tempérer, la logique géopolitique des rapports de forces entre les puissances.

Quand Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985, le monde occidental est en plein délire néolibéral et belliciste. Le projet du numéro un soviétique est en plein décalage… Ironie de l’histoire, aujourd’hui, nous trouvons d’un côté une administration américaine « rooseveltienne », qui semble vouloir tirer les leçons d’un « unilatéralisme » en échec et, de l’autre côté, de purs symboles de la realpolitik d’Etat, Poutine, Berlusconi ou Sarkozy. Et si, bien avant 1989, les dirigeants soviétiques avaient osé le pari de la subversion interne du système, au lieu de se réfugier frileusement dans leurs privilèges d’un autre âge… Et si, au même moment, les élites occidentales avaient décidé de relever le gant de la « nouvelle pensée » et de laisser la place aux institutions internationales démocratisées, aux logiques du « développement humain » et à celles du droit international… Si tout cela était advenu, n’aurions-nous pas pu écrire une autre histoire ?

Et si aujourd’hui les peuples décidaient, dans les conditions d’aujourd’hui, de remettre sur le métier l’ouvrage civilisateur esquissé et interrompu après 1991 ?

On ne peut pas réécrire l’histoire d’hier. Mais en réfléchissant sur elle, peut-être saura-t-on mieux écrire celle d’aujourd’hui et de demain. Cela s’appelle refonder l’espérance…

R.M.

Paru dans Regards n°66, décembre 2009

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