L’histoire du « socialisme réel » ou, plus généralement, du communisme du XXe siècle et de son effondrement, demeure, vingt ans après la chute du mur de Berlin, l’objet d’enjeux politiques. Il me paraît indispensable qu’elle ne le soit plus. L’histoire appartient aux historiens et, d’un certain point de vue, aux philosophes et aux spécialistes des sciences humaines. A eux de dire quelle était la nature de ces formations sociales, d’en analyser les succès et les échecs, d’en circonscrire les crimes et d’en expliquer les causes.
La confrontation d’accusations et d’autojustifications ne peut tenir lieu d’investigation rigoureuse de la réalité historique, des mécanismes sociaux, économiques, culturels et géostratégiques ; de la personnalité des dirigeants et de celle des peuples.
Le travail sur l’histoire est essentiel à notre compréhension du travail de l’histoire qui fait notre présent, c’est-à-dire les conditions objectives et subjectives de la pensée et de l’action politiques. Marx s’est attaché à comprendre les mécanismes économiques et sociaux du capitalisme. Il en a déduit que celui-ci était miné par une contradiction fondamentale, qu’il n’était pas la fin de l’histoire, qu’il serait dépassé par un nouveau mode de production, une nouvelle association entre les hommes : le communisme (ou le socialisme). Marx et Engels n’ont laissé aucune indication précise sur ce que serait ce nouveau système. C’eût été contraire à leur démarche. Il n’existe donc aucun modèle d’un communisme à l’état pur, aucun « étalon » du socialisme.
Il est cependant évident : en tout cas pour moi : que l’URSS accouchée par la Révolution d’octobre ou les systèmes établis, pour une part, par elle-même en Europe centrale, ne correspondent ni à ce qu’on pouvait déduire des quelques indications laissées par Marx et Engels concernant l’émancipation de l’humanité, ni à l’idéal forgé dans les luttes par le socialisme historique français. J’écris : « il est évident ». Il serait plus conforme à la vérité d’écrire : il est devenu évident. Car on ne saurait oublier un seul instant qu’en tant que parti, le PCF, ses directions successives et l’immense majorité de ses adhérents, et j’en fus, a défendu un « socialisme » qu’on estima même « globalement positif » et cela jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique.
De fait le socialisme soviétique a été vu par des millions d’hommes et de femmes dans le monde comme LE socialisme ou LE communisme. Il a suscité l’adhésion ou l’hostilité. Il a déçu et découragé. Il a donné espoir et fait peur, aussi. Durant le « court XXe siècle », il s’est trouvé au cœur de la confrontation entre les forces de progrès et l’impérialisme financier et militaire.
Telle est pour moi la réalité et l’ignorer peut aujourd’hui conduire à de redoutables contresens politiques. La théorie, en effet, est une chose ; la pratique sociale, une autre. On peut affirmer que le communisme des Soviétiques n’en était pas un ; qu’il n’a même jamais existé ; ou encore relativiser son échec en le comparant à celui de la social-démocratie. On peut affirmer : avec quelques raisons : qu’en France, le communisme a su, notamment à partir de 1934, épouser la tradition républicaine et retrouver l’héritage démocratique du socialisme historique qu’a incarné Jaurès. On ne saurait pourtant oublier que nous avons eu notre propre stalinisme et qu’il n’est pas pour rien dans le déclin du PCF, même si ce n’est pas l’unique cause. Ainsi, lors de la construction du mur de Berlin et par la suite, nous nous sommes souvent contentés de reprendre les arguments des dirigeants de la RDA et du PCUS sans émettre la moindre critique.
Rappeler tout cela est, à mon sens, nécessaire, indispensable, incontournable si l’on veut contribuer à l’émergence d’une alternative progressiste au capitalisme contemporain. Les peuples, quoi qu’on en dise, n’ont pas la mémoire courte. La jeunesse qui n’a pas fait l’expérience des luttes anticoloniales ou pour la défense de la démocratie et des droits sociaux, menées, en France, par le PCF, ne connaît généralement du communisme que ce que l’histoire officielle lui lègue : le Mur, le goulag, les procès, les massacres…
C’est pourquoi, il importe de dégager l’histoire de toute emprise idéologique et partisane afin que les nouvelles générations puissent s’en instruire et que les forces de progrès sachent au mieux gérer un héritage parfois lourd à porter, parfois glorieux et en tirent les enseignements qui permettent de concourir à l’élaboration de voies nouvelles pour la lutte et pour l’organisation.
Il ne s’agit certainement pas aujourd’hui de reprendre les deux modèles de socialisme qui se sont construits en parallèle et qui ont tous deux failli : le « socialisme réel » et la social-démocratie. « Dans quelle mesure, s’interroge Eric Hobsbawn dans L’Age des extrêmes (1), la faillite de l’expérience soviétique sème le doute sur tout le projet du socialisme traditionnel, d’une économie essentiellement basée sur la propriété sociale et la gestion planifiée des moyens de production et d’échanges ? » Cette faillite, répond-il, « ne préjuge pas de la possibilité d’autres types de socialisme ».
La question se pose, me semble-t-il, de savoir si un concept : le socialisme, le communisme peut recouvrir a priori la réalité à venir d’une société postcapitaliste. Non pas seulement parce que les « mots sont malades », comme l’écrivait Françoise Giroud au début des années 1990, mais parce que la société future s’élabore au présent et les traits qu’elle prendra seront ceux que détermineront les hommes et les femmes dans des conditions données.
« La crise des deux socialismes » : le « révolutionnaire » et le « réformiste » :, selon l’expression de Jean Lojkine, implique un renversement complet de la perspective de transformation sociale telle qu’elle s’est élaborée aux XIXe et XXe siècles ; une critique radicale, c’est-à-dire à la racine, du communisme (ou socialisme) non seulement tel qu’il fut pratiqué mais aussi tel qu’il fut pensé. Y compris par Marx et Engels.
Plus encore, c’est toute la pratique sociale et politique qu’il convient de révolutionner. Si, comme je le crois, il existe un « communisme d’après », il ne peut se construire dans la verticalité, sous la direction, autour, voire simplement avec l’aide, d’un ou de plusieurs partis, eux-mêmes organisés de manière hiérarchique et inspirés par des doctrines nécessairement bornées par les traditions, les cultures, le poids des appareils et leur inévitable reproduction. Au reste, quand Marx parle du Parti, il a moins en vue telle ou telle formation politique : même s’il leur porte un évident intérêt : que le prolétariat tout entier, dont il estimait, dans les conditions de son époque, qu’il était la seule force motrice et révolutionnaire. D’un côté, la verticalité du Parti, de l’autre, l’horizontalité de la classe.
Aujourd’hui, bien plus qu’hier, la diversification du salariat, le rôle que jouent les intellectuels et les créateurs, l’élévation générale du niveau culturel, la révolution informationnelle, le poids décisif de la jeunesse, les défis sociaux et écologiques, conduisent, dans un mouvement contradictoire, à la dispersion des intérêts sociaux, parfois opposés, et à un formidable besoin de rassemblement.
Une politique de transformation sociale, écologiste et progressiste doit avoir pour mission de dépasser les intérêts particuliers pour promouvoir et servir l’intérêt général. Une telle synthèse ne peut se réaliser dans un programme porté par un parti ou plusieurs coalisés. Elle est le fruit de convergences qui apparaissent dans le débat, la confrontation et l’action. Elle forme le socle du rassemblement.
Les ruines du Mur n’ont certainement pas englouti l’idéal d’émancipation humaine, mais elles ont comme étouffé la voix des gauches. Le capitalisme croyait être le vainqueur définitif du bras de fer engagé en 1917 avec une dynamique révolutionnaire mondiale qui lui arracha des concessions, parfois importantes, sans parvenir toute fois à le faire céder. La crise actuelle met à jour comme jamais les tares génétiques du système de l’argent roi.
Il y a un besoin urgent d’alternative. Tenter de comprendre le passé, la chute du communisme en l’occurrence, comme le fait Regards, peut y contribuer. Il faut déblayer les ruines : celles du Mur et bien d’autres : pour que des millions de mains puissent construire, pierre à pierre, ici et maintenant, la nouvelle cité de l’émancipation humaine. Tout en sachant que l’histoire « n’est d’aucune aide en matière de prophétie ». R.H.
1. Ed.Complexe/ Le Monde diplomatique, 1999.
Paru dans Regards n°66, novembre 2009
Laisser un commentaire