Qu’avons-nous fait de ces vingt ans ?

La chute du mur de Berlin, les réflexions qu’elle nous inspire sont évidemment incontournables pour un journal comme Regards. Le numéro que nous vous proposons n’est pas un recueil de souvenirs. La nostalgie n’a pas sa place ici. Si nous revenons sur l’événement lui-même, c’est d’abord parce qu’il s’éloigne de nous et devient quelque peu mythique, comme une image qui aurait perdu l’épaisseur de ses contradictions. Sur le moment même, elles étaient pourtant bien présentes : était-ce la fin du communisme ou la fin du soviétisme ? Serait-ce la seule Allemagne ou l’Europe de la « maison commune » qui seraient réunifiées ? Les Allemands qui voulaient en finir avec ce Mur avaient des idées diverses sur la suite de l’histoire à écrire. Nous nous en souvenons, quand bien même une seule vérité semble s’imposer à l’approche de la commémoration des vingt ans, celle univoque d’un mur dont la chute serait synonyme de liberté. Le regard sur ce que fut la réalité des pays de l’Est ne connaît ni la nuance, ni la complexité. Tout est mis en bloc au pilori, toute approche plus contrastée est suspecte et assimilée à la caution d’un régime abject, responsable de millions de morts. Et de fait, les unes des très nombreux suppléments ne parlent que d’une seule dimension de l’événement, réelle mais insuffisante, celle de la liesse d’une libération.

Une histoire s’impose, univoque et donc fermée. En 1989, alors adolescente, j’apprenais déjà dans les manuels scolaires les désastres du stalinisme, les goulags, la pénurie. Et ça n’a guère évolué depuis. Dans la seconde moitié des années 1990, la pensée libérale de la « fin de l’Histoire » laissait entendre que, pour avoir voulu dépasser le capitalisme, le communisme au pouvoir ne pouvait que devenir un totalitarisme mortifère. Sorti en 1997, Le Livre noir du communisme était bâti tout entier sur cette foi. Puisque le soviétisme n’avait pas réussi à le dépasser, le capitalisme était indépassable ; toute théorie de la révolution est, par fondation, une pensée « alibérale » et donc « totalitaire »… Comme la plupart de celles et ceux qui ont fait ce numéro, nous sommes trop jeunes pour avoir connu l’espoir que le communisme des pays soviétiques a pu incarner. Ce n’est donc pas la recherche d’un idéal perdu qui nous mobilise. Mais nous avons l’idée que cette longue expérience, qui a très péniblement échoué, était plus riche que ces simplifications. Même dans ses échecs. Nous pourrions nous en laver les mains. Nous dire que « nous n’avons rien à voir avec cette histoire ».

Et bien que trop jeunes, rarement communistes, nous pensons que nous avons de facto à voir avec cette histoire. Parce qu’elle fut la forme la plus aboutie, la plus pérenne d’une alternative au capitalisme. Nous avons donc eu envie de comprendre, d’en savoir plus. Déjà, en 2000, l’ouvrage collectif Le Siècle des communismes donnait une image plus complexe et plus complète d’un phénomène à plusieurs facettes qui ne s’est jamais réduit au seul soviétisme, a fortiori au seul stalinisme. Le communisme, le socialisme, tels que les ont imaginés des intellectuels engagés comme Marx ou des foules d’utopistes debout, ne peut être assimilé à la réalité de ce que furent ces régimes. Pour autant, nous avons à comprendre comment un ensemble d’idéaux, notamment portés au moment de la Révolution de 1917, ont pu déboucher sur la bureaucratie, l’autoritarisme et l’inefficacité au lieu de répondre aux besoins et aux aspirations populaires.

A l’occasion de ce moment : la chute du mur de Berlin : qui symbolise désormais la fin des pays de l’Est, nous avons voulu regarder comment des questions qui nous paraissent toujours cruciales ont été ou non abordées, résolues. C’est en pensant à aujourd’hui, à la difficulté d’inventer une alternative que nous avons préparé ce numéro. En 1989, un monde l’a emporté sur l’autre, en gagnant au final la longue confrontation de la guerre froide. Mais le capitalisme n’en a pas été légitimé pour autant.

Vingt ans après, nous cernons mieux les termes du dilemme. Les révolutionnaires du XXe siècle n’avaient pas tort de vouloir remettre en question les logiques fondamentales des sociétés du capital. Mais la manière dont ils s’y sont pris pour y parvenir les a placés au final devant un cuisant échec. En cela, ce que l’espace social, politique et intellectuel critique fera de cet héritage douloureux est l’une des clés de la redéfinition d’une alternative émancipatrice crédible et durable.

Mais pour commencer, il faudrait prendre la mesure de l’ampleur de cette expérience. Elle fut politique, économique, sociale, artistique. Elle fut nationale et internationale. Sur les questions cruciales qui nous hantent aujourd’hui encore, des réponses ont été apportées. Pourquoi ont-elles échoué, comment reprendre le sujet ? Quelques thèmes ont particulièrement suscité notre intérêt : quelle autre forme de motivation, de mobilisation des subjectivités que la consommation ou la menace ? Comment concevoir la radicalité des ruptures et le temps des êtres humains, nécessairement plus lent ? Comment mobiliser efficacement les ressources ? Que faire de l’Etat ? Comment assurer la sécurité de la vie et ne pas enfermer les uns et les autres dans des chemins étouffants ? Comment penser le changement ? Et quelle place pour l’utopie dans cette dynamique ? Qui dira que ces problématiques ne sont plus les nôtres ? Tout ne peut se résumer à la seule question du goulag, quelle qu’en soit l’abjection.

Qu’avons-nous fait de ces vingt ans ? Qu’avons-nous compris, retiré de cet événement international qu’a représenté la chute du Mur ? Il n’y a certes pas de leçons de l’Histoire. Reconnaître ses erreurs ne suffit pas à garantir contre le risque de leur répétition ; en sens inverse, avoir eu raison à un moment de l’histoire, ne donne aucune légitimité absolue pour comprendre les temps à venir. L’expérience du XXe siècle, dans ses lumières comme dans ses ombres, suggère ce qui ne peut plus être tenu pour une manière raisonnable de transformer la société jusque dans ses racines. On sait notamment qu’il est redoutable de contredire, même provisoirement, des valeurs que l’on veut imposer dans la longue durée. Même s’il n’y a pas de « leçons de l’Histoire », ne renonçons pas à la volonté collective de parler de l’histoire et d’en mesurer la complexité. Il y a l’histoire des historiens, avec ses règles et ses nécessaires prudences méthodologiques. Et il y a le regard citoyen sur l’histoire, le besoin légitime de jeter des ponts entre le passé, le présent et l’avenir que l’on veut construire. Dans tous les cas, sous toutes les formes, citoyennes ou savantes, remettre l’ouvrage sur l’établi n’est pas chose facile, vingt ans après l’un des événements les plus « chauds » du XXe siècle. Mais c’est un devoir citoyen. C.A.

Paru dans Regards n°66, novembre 2009

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