Voyage au bout de la folie

Il y a deux sortes d’hommes, disait Céline, les voyeurs et les jouisseurs. Ceux qui consomment et ceux qui regardent les autres consommer. Un premier roman, quand il est bon, est l’acte par lequel un écrivain se range dans un camp ou un autre, et pour François Beaune, clairement, ce sera du côté des voyeurs. Mais pas n’importe quel voyeur : pour lui, ce sera un voyeur qui louche (d’où le titre). Le roman est composé de deux cahiers intimes qu’un même individu rédige à deux étapes de sa vie : le premier à 14 ans, juste avant qu’on l’interne en HP, le second vingt-cinq ans plus tard, dans la plus complète solitude d’une vie parfaitement délitée.

A bien des égards, Un homme louche fait penser à La Nausée , le premier roman de Sartre que celui-ci voulait au départ intituler Melancholia . Le roman de Beaune est un livre sur la folie comme celui de Sartre en était un sur la dépression dépeinte comme un malaise existentiel. Le trip que se faisait Roquentin en observant un marronnier, on le retrouvera chez Beaune, détourné : son narrateur, Jean-Daniel Dugommier est, lui, fasciné par le bitume… Enfant, il passait son temps à lire, écrire, regarder les membres de sa famille (ses parents tiennent une petite épicerie en Savoie, il a une sœur aînée qui s’appelle Emma) et écouter du hard rock scandinave. Il intériorise, théorise tout ce qu’il voit de louche, tout ce qu’il entend de louche. Il refuse de tomber dans cette frêle combine qu’est la vie. Vingt-cinq ans plus tard, après un mariage avec Céline et la mort de leur enfant, Dugommier continue d’observer en louchant la « sous-réalité » de l’existence, c’est-à-dire persiste à s’affirmer écrivain : « Loucher, c’est se tenir en deçà, dans les brèches de la réalité. La réalité prend toutes les formes du fromage. Quand ça ne va pas, elle peut apparaître aussi totalitaire que la pâte du comté, mais les beaux jours elle donne l’impression d’un gruyère à explorer. Sa plus juste représentation pour moi est peut-être la pâte du morbier. Ce trait de moisissure tel un couloir de limbe. En louchant je voudrais faire dévier cette ligne. » Une entrée en folle et fanfaronne fanfare dans le monde des lettres.

François Beaune , Un homme louche , éd. Verticales, 20 euros

MAÎTRE ÈS IMPOSTURES

Voici un premier roman qui se lit en une heure ou deux avec ravissement. Dans cette rentrée littéraire gentillette jusqu’à la tristesse, il se distingue par son cynisme houellebecquien, son humour swiftien et sa critique pour le moins voltairienne de l’Etat. Mais pas que. Il se moque aussi des patrons et des syndicats, ce qui, par les temps qui courent comme des chiens sans colliers, est très mauvais esprit. L’histoire est simple. C’est celle d’un individu comme vous et moi qui, profitant d’un hasard strictement romanesque comme ils le sont en général, va devenir directeur des relations professionnelles au sein du ministère du Travail, et surtout « l’imposteur le plus nocif du pays » – une compétition plutôt rude, vu le nombre actuellement en France d’imposteurs qualifiés, et pas seulement dans les ministères, le patronat ou les syndicats. Il se trouve que son arrivée subreptice à ce poste correspond au moment où patronat et syndicats négocient les 35 heures, une des plus belles pages de ce roman : « Les accords «35 heures» défiaient l’imagination : était prévue dans la plupart d’entre eux une flexibilité débridée, autorisant l’employeur à utiliser ses salariés comme il distribuerait les cartes au rami. Moyennant quoi les salaires étaient revus à la baisse. Dans le meilleur des cas, les employés s’en tiraient avec un gel des salaires pendant cinq ans, en réalité une baisse compte tenu de l’inflation. » Je vous laisse le soin de lire le reste de cette charge, et notamment le paragraphe suivant, concernant les syndicats, dont on pourrait me reprocher, ici ou là, une complaisance à le reproduire… François Marchand donne, à son sujet, les informations suivantes : il « a passé une quinzaine d’années au sein de l’administration centrale du ministère du Travail, ce qui lui a permis d’observer de très près le non-fonctionnement de l’Etat. Son énergie étant peu sollicitée au travail, il joue aux échecs et a réalisé trois normes de maître international, ce dont ses amis, qui le battent régulièrement en blitz au bistrot, ne reviennent toujours pas » . Cela ne nous étonne pas : pour un premier coup, L’Imposteur est un coup de maître.

François Marchand , L’Imposteur , éd. du Cherche midi, 13 euros

LE MAÎTRE ET MARGUERITE

Marguerite est toujours là. Chéreau met en scène La Douleur et Noguez réunit ici quelques essais la concernant : il l’a bien connue avant qu’elle ne l’écarte du cercle de ses amis, car l’écrivain de l’amour avait sa méchanceté bien à elle, comme il sera raconté ici. On est étourdi et rafraîchi par l’érudition jamais pédante de Noguez, par la douceur de son approche des textes, par le tact amical de sa lecture. Et l’on se demande pourquoi la critique littéraire est un genre en train de disparaître quand le plaisir d’en lire reste si fort.

Dominique Noguez , Duras, toujours , éd. Actes Sud, 18 euros

Paru dans Regards n° 65, octobre 2009

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