Robert Guédiguian revisite, dans son film L’Armée du crime , à l’affiche ce mois-ci, l’histoire du groupe Manouchian. Ces partisans étrangers, Robin des bois frondeurs et libertaires, appartiennent à la légende du mouvement ouvrier, à la mémoire de la gauche et de la Résistance. Entretien.
Une charge existentielle, vitale, collective, traverse toute sa filmographie : « Tu sais ce que c’est un partisan ? C’est un partisan de la vie. On est du parti de la vie. On tue des hommes, mais on est du côté de la vie » , peut-on entendre dans L’Armée du crime , le dernier film de Robert Guédiguian, consacré aux membres du groupe Manouchian affilié aux FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans de la main-d’œuvre immigrée). Juifs, Hongrois, Polonais, Arméniens, Italiens, Roumains, Espagnols, les visages de ces partisans étrangers ont été salis par cette sinistre et propagandiste Affiche rouge : « Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes/Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants/L’affiche qui semblait une tache de sang/Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles/Y cherchait un effet de peur sur les passants » , chantait Louis Aragon dans un poème qui leur rendait hommage onze ans après leur condamnation à mort en février 1944. Avec L’Armée du crime , le cinéaste marseillais signe son œuvre la plus ample, un film historique au budget substantiel, où résonne sa double origine : arménienne et allemande. Pour camper ses jeunes héros résistants et saisir la complexité et la beauté de tous les liens qui les unissent : amoureux, filiaux, fraternels, amicaux :, le réalisateur, en plus de sa bande habituelle (Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan), a fait appel à une nouvelle génération d’acteurs, nouveaux venus dans son cinéma : Simon Abkarian et Virginie Ledoyen dans les rôles de Missak et Mélinée Manouchian, couple dont les familles furent décimées par le génocide arménien, qui s’appelaient l’un et l’autre « Mon petit orphelin » , « Ma petite orpheline » ; Robinson Stévenin dans le rôle de Marcel Rayman ; Adrien Jolivet dans le rôle d’Henri Krasucki ; Grégoire Leprince-Ringuet dans le rôle de Thomas Elek. Hasard objectif des sorties, tressages de la fiction : ce même Thomas Elek, Juif hongrois, est au cœur de l’un des romans de la rentrée, Le Tombeau de Tommy, d’Alain Blottière, dans lequel le narrateur cinéaste cherche à filmer la vie de Thomas, dont il souhaite confier le rôle à un certain Gabriel… En attendant ce film de papier, rencontre avec un cinéaste en chair et en os, Robert Guédiguian…
L’histoire du groupe Manouchian vous accompagne depuis longtemps ?
Robert Guédiguian. Oui, j’ai grandi avec cette histoire. Ces personnages, qui s’organisent progressivement comme une armée mais qui restent frondeurs et libertaires, font partie de mes héros favoris. Je les classe auprès de Che Guevara, de Robin des bois, de tous ces héros populaires qui appartiennent à la légende du mouvement ouvrier, à la mémoire de la gauche et de la Résistance. Pendant longtemps, ces hommes, victimes de la propagande, du mensonge de l’Affiche rouge, n’ont pas été assez honorés. Depuis que les archives de la préfecture de police ont été ouvertes, l’Histoire a été faite. Le rôle des étrangers dans la Résistance et celui de la police française ont été clairement établis. Pechanski, Courtois et Rayski ont écrit ce livre important paru en 1989, Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la MOI (organisation des étrangers au sein du PCF, ndlr) dans la Résistance. Avant, il y avait des confusions, et notamment, une campagne contre le Parti communiste dans les années 1980 ; on a dit que le PC avait donné ces gens-là qui étaient plutôt trotskistes.
Vous employez pourtant le mot « légende » dans le carton final. Quel sens lui donnez-vous ? N’y a-t-il pas un risque de confusion ?
R.G. Le mot légende, je tenais à l’employer par probité intellectuelle, car s’il n’y a pas de contresens historique, j’ai tordu quelques faits : je fais ainsi se constituer le groupe comme si Manouchian était le chef de bande et avait choisi ses hommes… Or, il avait été nommé en remplacement d’un type qu’on avait mis au vert. Le groupe était donc déjà formé. Autre exemple : l’arrestation de Krasucki a eu lieu longtemps avant celle des autres. Mais je n’allais pas montrer une arrestation tous les quarts d’heure. Pour moi, la légende, c’est avant tout celle des cartes de géographie : la légende explique l’histoire. Je crois qu’il faut légender le réel. Avant chaque film, on sait qu’on va être confronté à une difficulté. Là, elle consistait dans le fait qu’il s’agisse de personnages parfaits ; ils ont tout, ils sont beaux, jeunes et bons. Qu’est-ce que je fais avec ces êtres-là ? J’ai décidé de l’assumer, d’y aller à fond la caisse. Ce ne sont pas des héros de l’Olympe, mais des héros réels, ceux qu’on croise tous les jours dans la rue. Nous pouvons tous être héroïques. Grâce à la désobéissance civile, notamment. C’est ce que j’ai voulu montrer à travers la chronique de la vie quotidienne de ces héros. Y aller à fond la caisse, c’est rester dans la légende, pour la faire durer. Cette légende, qui fait partie de l’histoire du mouvement ouvrier, est à la fois un peu oubliée et un peu récupérée en ce moment en France. Voire usurpée… Je suis très content qu’on honore Guy Môquet mais je continue à penser qu’il appartient à la Résistance de gauche. Il m’appartient à moi et il n’appartient pas à Sarkozy. Je trouvais ça bien de rétablir un peu les choses, de perpétuer la légende et de bien signifier qu’elle se situe du côté du mouvement ouvrier. Ces héros étaient tous communistes. Et cela est vrai par rapport à des appropriations communautaires ; Missak Manouchian a été récupéré par les Arméniens, les Juifs ont été récupérés par les Juifs. Manouchian, pour moi, est communiste avant d’être arménien.
C’est ce qu’on voit bien dans la scène entre Thomas Elek et le proviseur. Quand ce dernier lui demande « Vous êtes de famille juive ? » , il répond : « Je suis communiste » .
R.G. Oui, c’est cela sa religion, son appartenance. Le communisme de tous ces héros se situait au-dessus de leur identité particulière, devenue seconde. Moi aussi, j’ai grandi dans cette affaire-là. L’internationalisme de ces héros est central ; c’est la très belle phrase de Manouchian : « Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand » ; c’est Jean-Pierre Timbaud qui meurt en disant « Vive le parti communiste allemand » . C’était quand même une constante : aujourd’hui quand je discute avec Henri Karayan, l’un des deux survivants du groupe, et que je lui dis : « Quand tu as tué l’Allemand dans le bois… » , il me répond aussitôt, « Tu sais, je n’ai jamais tué d’Allemand, j’ai tué des nazis » …
Lorsque Ariane Ascaride dit : « la France, c’est le pays des droits de l’Homme, il ne peut rien nous arriver » , le film prend une résonance très contemporaine. Cette légende, selon vous, peut nous aider à vivre ici et maintenant ?
R.G. Oui, l’idée de mettre une morale au-dessus de tout, au-dessus des intérêts privés, au-dessus des intérêts communautaires, et même au-dessus des lois : car ils étaient dans l’illégalité :, est une leçon qui peut nous servir en tout temps, à toute époque. Reconstruire cette idée, proposer cette histoire comme modèle d’identification à des jeunes gens, cela me semble très important. Il s’agit d’une exigence morale humaniste. L’interdiction qui empêche aujourd’hui d’aider les sans-papiers, de les faire entrer chez soi, est une idée atroce. Moralement, c’est impensable. Si quelqu’un frappe à ma porte pour me demander un quignon de pain, je ne vais pas lui demander ses papiers.
La scène d’ouverture qui égrène leurs noms et la litanie des « Morts pour la France » s’est-elle imposée tout de suite ?
R.G. Non, et il n’y a d’ailleurs pas un seul film dont je n’aie pas restructuré le scénario au montage. Avec mon monteur, Bernard Sasia, quand on a vu le film se présenter d’un bloc, quand la statue a commencé à apparaître, toute la première partie, la chronique descriptive de la vie quotidienne des personnages principaux, on s’est dit qu’il fallait la mettre sous tension, au sens électrique du terme. La séquence d’ouverture était prévue pour la fin. Mais, tous les gens qui iront voir le film savent bien que ces héros meurent à la fin. On a préféré démarrer sur leurs visages filmés en gros plan, sur cette grille métallique du car de police, sur la vie qui continue dehors, dans la ville. Quant à ces fameux noms, mal prononcés par une vieille personne qu’on n’entend pas très bien, c’est une archive : il s’agit d’un homme qui disait leurs noms lors du soixantième anniversaire de leur mort. Il a un accent, la voix chevrotante ; il faisait très froid, c’était au mois de février.
Vous parlez de cinéma national populaire à propos de ce film, sur le modèle du TNP. Voulez-vous dire qu’à travers cette fresque, à travers le nombre de personnages, l’aspect populaire est plus magnifié que dans vos autres films ?
R.G. Effectivement, ce récit-là, cette fresque historique, se prête peut-être à être plus « public » que d’autres films que j’ai réalisés. On verra, le public le dira. Ce qui est sûr, c’est que je me pose la question de qui va voir mes films. Cette question, je me la pose même sans arrêt. Je veux faire des films populaires. Je travaille, je cherche des idées pour que les films puissent être vus, saisis par tous. J’ai toujours voulu que mon père comprenne mes films. Je tiens à une lecture au premier degré, à un fil narratif, à une évidence narrative. Un film populaire, c’est aussi un film qui aime les acteurs. C’est un autre élément essentiel du cinéma populaire ; si la narration est devant, ce sont les personnages qui sont devant, et si les personnages sont devant, ce sont les acteurs qui comptent le plus. Les acteurs ne s’y trompent pas ; ils savent distinguer les films qui les aiment de ceux qui ne les aiment pas. J’ai toujours eu des demandes d’acteurs, j’ai bonne réputation auprès d’eux ; Michel Piccoli m’avait même appelé en 1999 pour me dire qu’il voulait travailler avec moi, après avoir vu Dieu vomit les tièdes, que deux-trois personnes seulement avaient vu… Qu’il m’appelle à ce moment-là, cela m’avait énormément encouragé. Les jeunes acteurs de L’Armée du crime étaient tous très contents de faire du cinéma national populaire, un cinéma plus politisé, où le sujet a une importance. Virginie Ledoyen a, à mes yeux, l’étoffe d’une grande actrice populaire. Sa beauté me fait penser aux personnages d’ouvrières de Roger Vailland, aux femmes sortant de l’usine dans les années 1950, et marchant vite. Elle est une fille du Sud, d’origine espagnole, parfaite pour incarner Mélinée. Dans la légende Manouchian, l’histoire d’amour est très importante. Ce côté amoureux de la vie, partisan de la vie, comme le dit le mari d’Olga.
Vous apparaissez à l’écran dans une prison aux côtés de Manouchian. Est-ce une façon de signer votre proximité avec cette histoire : l’Arménie, l’Allemagne, le communisme ?
R.G. Oui, j’ai toujours rêvé d’être un communiste emprisonné… Je rêvais d’être un héros. Je suis contemporain de Che Guevara et à l’âge de 14 ans, je rêvais de rejoindre la guérilla en Amérique du Sud. Quand on a tourné dans la prison, j’ai dit aux acteurs : « Vous mesurez que je réalise un rêve ? Je ne pensais pas que cela m’arriverait un jour d’être un communiste emprisonné. » Ma famille était d’un côté arménienne et de l’autre allemande. Dès la maternelle, je me souviens que je me foutais sur la gueule quand on me traitait de « sale boche », des conneries de gamins entendues à la télé. Que Manouchian dise avant de mourir qu’il n’a aucune haine contre le peuple allemand, cela m’a réconforté sur mes deux origines et sur l’humanité.
Avez-vous l’impression qu’on est dans une période de réappropriation du communisme ?
R.G. Oui. Mais je pense qu’un temps long sera nécessaire : il faut que des formes se réinventent par rapport au monde dans lequel on vit aujourd’hui. Se réinventent, c’est-à-dire se théorisent. Il faut ensuite que ces théories soient reprises par du monde, par le peuple, par les masses. Le bloc soviétique, c’est terminé ; il a fallu dix-quinze ans pour digérer cette affaire-là. L’humanité a rayé le communisme pendant plus d’une décennie. Ce que le mouvement ouvrier proposait comme contre-société est en train de réapparaître. Ce n’était pas qu’une histoire d’alternative possible et de théorie du pouvoir. C’était une contre-proposition, un autre monde situé dans ce monde-là, un monde de vie, d’amitiés, d’amours, de mariages, de familles, de fêtes. Ce monde-là était à vivre dans le monde plus global. Ça nous tenait debout, ça nous rendait fiers. Pour moi, la chose la plus grave ces dernières années, c’est qu’il n’y ait plus de micro-alternative dans la société dans laquelle on est. Aujourd’hui, il faut réapprendre, se réapproprier les bons moments de cette histoire-là, analyser les mauvais. Mais, pour que cela redevienne une puissance, une force, je pense qu’il va falloir beaucoup de temps. Bien que tous les personnages meurent à la fin, ce film est optimiste…
Propos recueillis par J.C.
« L’Affiche rouge », présentait les portraits de dix résistants parmi les vingt-trois qui allaient être condamnés à mort et fusillés, au mont Valérien, le 21 février 1944. Ces hommes, qui appartenaient au « groupe Manouchian » – du nom de leur chef du moment, Missak Manouchian -, étaient des membres des Francs-Tireurs et partisans de la MOI, l’organisation des étrangers au sein du PCF.
Paru dans Regards n°64, septembre 2009
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