Samuel Corto est le pseudonyme d’un ancien magistrat du parquet qui, dans ce premier roman, raconte son expérience à la fonction de substitut du procureur dans une ville de province. Si la part strictement romanesque du récit est un peu faible, en revanche le témoignage sur l’institution judiciaire est saisissant. Et proprement accablant. Voici la description d’une machinerie kafkaïenne obsédée par le chiffre, le rendement, où la victime est survalorisée à la fois dans le champ judiciaire et le champ médiatique « L’idée aberrante de créer un juge dédié aux victimes a même surgi (…) la victime est le totem du sentiment d’insécurité » , écrit Corto), un monde fermé où les leçons d’Outreau sur la présomption d’innocence n’ont pas porté, où la collusion entre le siège et le parquet est permanente afin d’obtenir « des audiences qui se succédaient avec cent pour cent de condamnations, malgré les approximations des enquêtes, les jugements moraux à l’emporte-pièce, les contestations des prévenus, voire les preuves contraires » … L’auteur nous fait assister à des procès surréalistes, comme celui de ce père dont l’enfant s’est noyé dans la piscine familiale, et qui est accusé de n’avoir pas installé de système de sécurité. Dans trois pages très fortes, il dénonce également les nouvelles procédures rapides dites de « plaider-coupable » avant de délester les salles d’audience d’affaires mineures. « Dans ces nouveaux outils de poursuite confidentielle, hors audience, le parquet est en zone franche, avec la complicité incompréhensible des avocats et du siège. Les avocats ne plaident plus : ils deviennent des conseils en stratégie de risque pénal ; les juges ne jugent plus : ils homologuent. Eux aussi ont renoncé à ce qui constituait le fondement même de leur métier : l’individualisation de la peine. » Un roman effrayant et salutaire à l’heure où l’on nous promet la disparition du juge d’instruction au profit du seul « parquet flottant » .
Samuel Corto , Parquet flottant , éd. Denoël, 16 euros
MADAME BOVARY 2009
Un premier roman original, sorti au mois d’avril, mais dont on aimerait quand même pouvoir dire un mot. Un « romanquête » , proclame l’auteur, journaliste, expression qui avait été inventée, me semble-t-il, par B-HL, à propos de son livre, contesté et contestable, sur l’assassinat de Daniel Pearl. Peu importe, car rien à voir. Hélène Risser produit ici un document fictif, le journal intime d’une cadre supérieure qui, lors d’une soirée arrosée, échange un baiser avec un de ses subalternes. C’est Madame Bovary 2009 qui conte cette histoire d’amour platonique au sein de l’entreprise : elle est mariée, deux enfants, lui itou ; elle ne cesse de le harceler, il ne cesse de se dérober en prétendant qu’ils ne sont pas « du même monde » . L’air de rien, de façon glissante et légère, le journal intime de cette bourgeoise on ne peut plus normale est plein de petits détails houellebecquiens cyniques, où se croisent l’amour et le travail, la maternité et l’infidélité, la progression sociale et la stagnation passionnelle. Le plus de ce premier roman, son originalité, est que l’auteur a ensuite confié ce faux document à de vrais experts qui rendent leur verdict à son sujet : une historienne, quatre psychanalystes (dont Jean-Pierre Winter, spécialiste de l’hystérie masculine), et une anthropologue. Soit l’analyse d’un bref baiser par six voix professionnelles, et pour le lecteur amateur que nous sommes, le plaisir d’insérer, et de confronter notre lecture à la leur. En somme, le roman policier d’un roman purement sentimental.
Hélène Risser , Une enquête amoureuse , éd. Jean-Claude Lattès, 18 euros
UN BEIGBEDER FAMILIAL
Selon une récente statistique, 1 % des Français ont fait l’expérience de la garde à vue, et parmi eux Frédéric Beigbeder, pris en flagrant délit de consommation de cocaïne avec un ami, sur le capot d’une berline, devant une boîte de nuit des quartiers chics de Paris. Certes, 36 heures de garde à vue ne vous transforment pas en Jean Genet, en Oscar Wilde, en Sade ou même en Julien Coupat. Mais dans le cas de l’auteur de 99 francs, cela le transforme en mini-Proust : « Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il retrouve la mémoire » , écrit-il. La brique de jus d’orange tiède qu’on lui sert en cellule lui tient lieu de madeleine, et voilà Beigbeder qui nous raconte sa vie, celle de sa famille, tâchant de la tricoter en un récit « français » où la grande Histoire du pays croiserait la petite histoire de sa généalogie. C’est mignon, parfois mignard, classique dans la forme et dans la phrase, doucettement provincial et presque démodé (pagnolesque ?). Les phrases les plus virulentes du livre (contre le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin) ont été censurées par l’éditeur. En somme, le premier livre de Beigbeder que vous pouvez offrir à votre grand-mère sans craindre de la choquer. Grâce à son arrestation, le voilà ramené de « Famille, je vous hais » à « Famille, je vous ai » ; ou comment revenir dans le droit chemin en sortant des rails de coke.
Frédéric Beigbeder , Un roman français , éd. Grasset, 18 euros
Paru dans Regards , n°64, septembre 2009
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