Crise alimentaire. Sophie Pommier : « Malgré la croissance, les Égyptiens sombrent dans la précarité »

Egypte, une croissance économique qui va au-delà de 7 %, un prix du pétrole au top, un tourisme florissant, une embellie du trafic dans le canal de Suez… Pourquoi alors les émeutes du pain ce mois d’avril ? La raison est simple : il n’y a aucune redistribution.

Après «les émeutes du pain» du mois d’avril en Egypte, quelle est la situation actuelle ?

Sophie Pommier. Les émeutes du 6 avril ne sont pas un événement isolé. Depuis deux ans, il y a une mobilisation sociale sans précédent. Tous les jours, il y a des manifestations, des grèves dans les usines, des sit-in… Le régime égyptien a tendance à focaliser sur la crise alimentaire pour minimiser le rôle des politiques qui sont menées depuis des années. Tout mettre sur le dos de la crise alimentaire mondiale, c’est pratique et, en plus, ça permet de faire pression sur les institutions internationales pour leur demander d’être plus compréhensives et souples sur le calendrier des réformes. Pour revenir sur la crise, il faut savoir que, depuis deux ans, les prix ont augmenté par étapes, que ce soit l’essence ou les denrées de première nécessité (huile de table, lait, viande, médicaments…). Ça dépasse donc largement l’alimentation. La focalisation sur le pain vient du fait que l’Egypte est le plus gros consommateur de pain dans le monde. Je ne crois pas que les gens meurent de faim, jusqu’à présent, mais ils se nourrissent moins bien : ils mangent moins de légumes, moins de viande, plus de pain, de barres chocolatés…

Comment le gouvernement a-t-il géré la crise ?

S.P. La manifestation du 6 avril, qui est partie des usines textiles dans le delta, bastion de la contestation, a donné lieu à une répression très forte. Les mouvements sociaux comptaient en organiser une autre le 4 mai, à l’occasion de l’anniversaire des 80 ans de Moubarak. Mais c’est retombé parce que le gouvernement a eu peur et a désenclenché le mouvement en annonçant une augmentation des salaires des fonctionnaires (base du régime) et des subventions au blé.

De nouvelles émeutes sont-elles à prévoir ?

S.P. Ça va rester tendu. De nouvelles émeutes devant les boulangeries subventionnées sont possibles. Mais ce régime est très habile. Il ment comme un arracheur de dents (les augmentations de salaires des fonctionnaires ne sont peut-être que des annonces). Les gens le savent, ils sont échaudés, mais la répression, ça calme. Il ne fait pas bon du tout de rentrer dans un commissariat en Egypte. Les flics, par exemple, n’hésitent pas à attaquer ou menacer les mères ou les sœurs pour faire pression sur quelqu’un… Bref, la situation est plutôt gérée par le régime qui sait à quel moment lâcher du lest pour éteindre la contestation.

Et puis les indicateurs économiques sont bons…

S.P. En effet, la croissance économique va au-delà de 7 %. Avec un prix du pétrole au top, un tourisme florissant, une embellie du trafic dans le canal de Suez, le retour des devises des expatriés, tous les indicateurs sont bons. Avec une économie de rente, ils peuvent difficilement être meilleurs. Mais c’est la crise pour une raison simple : il n’y a aucune redistribution. La société sombre dans la précarité (elle ne peut plus se nourrir correctement, se soigner…) et une fraction de la classe moyenne se paupérise. Reste une fraction de la société qui jouit de la consommation et du luxe. Les conséquences de cette fragmentation sociale sont classiques : ségrégation spatiale, développement de la criminalité et des petits trafics…

Quelle est la base de la mobilisation ?

S.P. Elle est très fragmentée. Elle provient principalement de la classe moyenne (professeurs, médecins, taxis, avocats, juges…). Car, quand il se passe quelque chose, ça se sait, les médias en parlent… Et c’est gênant pour la respectabilité du régime! Les plus pauvres qui ont souvent plusieurs petits boulots pour s’en sortir sont trop faibles pour s’organiser. Alors, il y a parfois des émeutes, comme au mois d’avril devant les boulangeries, mais cela ne dure pas longtemps. Il y a des tentatives pour créer des mouvements transversaux. Kefaya, qui est un mouvement, pas un parti, essaye de rassembler un peu tout le monde mais ils agissent surtout de façon réactive à des mesures ou à des événements. Le mouvement n’est pas force de proposition car dès qu’il y a un problème, un arbitrage à faire, chacun reprend ses billes.

Propos recueillis par S.K.

À lire, une contribution d’Action contre la faim. L’ONG appelle à la création d’un fonds mondial de lutte contre la faim et la malnutrition dans le monde.

Paru dans Regards n°53, été 2008

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