Nouvelle donne (3). Jean-Pierre Cabestan : « Jouer sur tous les tableaux »

Diplomatie plus conciliante, promotion d’un «développement pacifique» , Pékin a sensiblement modifié, ces dernières années, sa façon de communiquer avec le reste du monde. Objectif: jouer dans la cour des grandes puissances tout en conservant, pour l’heure, une image de pays du Sud.

Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui l’ambition chinoise sur le plan des relations internationales? S’agit-il avant tout, pour Pékin, de rivaliser avec la grande puissance nord-américaine?

Jean-Pierre Cabestan . En s’appuyant sur une très forte consolidation de sa place régionale, la Chine entend restaurer son statut de puissance mondiale. L’importance de sa population, la croissance de son économie, la modernisation de son appareil militaire, son statut au Conseil de sécurité de l’ONU, tout cela la persuade qu’elle mérite de devenir l’une des très grandes puissances internationales.

Par rapport aux Etats-Unis, la réponse est mitigée. D’un côté, oui, la Chine se voit en rivale, luttant d’égal à égal avec les Etats-Unis. Parce qu’elle est quatre fois plus peuplée, parce que, selon certaines projections, son économie devrait devenir plus importante que celle des Américains à l’horizon 2040-2050 et parce qu’elle se perçoit comme la seule puissance non occidentale capable de rééquilibrer leur domination sur le monde.

D’un autre côté, non, car la Chine sait que sur le plan militaire elle va rester plus faible que les Etats-Unis. Et qu’elle n’a pas vocation à devenir une puissance intervenant aux quatre coins de la planète comme le fait Washington. Sur ce terrain, son ambition est bien plus mesurée, il s’agit pour Pékin de peser sur l’environnement régional.

Ces dernières années, on a entendu les responsables chinois mettre en avant le côté «pacifique» de leur montée en puissance. Comment faut-il décrypter ce vocabulaire?

J-P.C. Au départ le concept d «émergence pacifique» , entendu en 2003, avait pour but de contrecarrer le syndrome de la menace chinoise alors très répandu. A la fin des années 1990, début des années 2000, la diplomatie parfois encore aggressive de la Chine avait suscité des inquiétudes et des interrogations un peu partout dans le monde. C’est pour y répondre que le président Hu Jintao a avancé cette idée d’ascension pacifique. Mais cela n’a plu ni aux modérés pour qui la notion d’ascension était déjà trop virulente, ni aux nationalistes qui ont craint que cela soit interprété comme un signe de faiblesse, notamment par Taïwan. Du coup, très vite, dès le mois d’avril 2004, la formule retenue a été celle de «développement pacifique» qui convenait mieux à tous.

On sait que l’économie chinoise est extrêmement dépendante des ressources importées de l’étranger. Cela suffit-il à expliquer l’émergence d’une politique extérieure qui apparaît plus consensuelle qu’auparavant?

J-P.C. Il y a effectivement d’importantes prises de participation de groupes chinois à l’étranger, dans le pétrole, les mines, le bois et, depuis plus récemment, on observe même des achats de terre cultivable. De fait, cette nécessité d’aller s’approvisionner à l’étranger est l’un des facteurs qui expliquent l’évolution de la diplomatie chinoise.

Mais à mon sens, elle a vraiment commencé à évoluer après le bombardement par l’aviation de l’Otan de l’ambassade de Chine à Belgrade, en 1999, au moment de la guerre au Kosovo. Cette affaire avait provoqué une grande colère en Chine et les dirigeants ont senti que ce très fort sentiment nationaliste, qu’ils ont souvent instrumentalisé mais pas toujours maîtrisé, pouvait les desservir, détériorer l’image du pays et l’affaiblir sur le plan des relations internationales. Il fallait changer de politique.

Un autre facteur important a été l’élection de George W. Bush à la Maison-Blanche en décembre 2000. Il avait, durant sa campagne, tenu un discours très critique à l’égard de la Chine qui a incité Pékin à la prudence. Ensuite, ils ont su utiliser la fenêtre d’opportunité ouverte par les prises de position unilatérales des Américains pour se placer comme meilleur défenseur du multilatéralisme. C’était bien joué et, dans ce domaine, leur évolution est autant stratégique que tactique. D’ailleurs, elle s’accompagne aussi d’un changement de style: les diplomates chinois sont moins vindicatifs, moins agressifs qu’auparavant. Ils sont désormais capables de reconnaître leurs faiblesses.

La façon dont est gérée la question taïwanaise n’entre-t-elle pas en contradiction avec cette diplomatie accommodante que semble vouloir mener Pékin?

J-P.C. On pouvait effectivement le dire jusqu’en mars dernier. Jusqu’à cette date, la Chine n’avait cessé de jouer les divisions à Taipei et de mener une politique aggressive, en particulier sur le plan militaire, accroissant sans cesse ses déploiements militaires face à l’île.

Mais depuis les élections du 22 mars qui ont vu l’arrivée au pouvoir du candidat du Kuomintang, Ma Ying Jeou, la configuration est totalement différente. Sans pour autant compromettre la dignité de la République de Chine (le nom officiel de Taïwan, par opposition à la République populaire de Chine, capitale Pékin), il a restauré la sinitude de Taïwan et on va vers une amélioration très nette de la relation. Ce n’est pas encore la normalisation qui nécessiterait de poser des questions politiques soulevant le problème de la souveraineté. Mais la perpétuation du statu quo actuel va durer et sera plus facile avec ce nouveau président taïwanais.

Les relations Chine-Etats-Unis, l’intérêt de la Chine pour l’Afrique, le jeu de Pékin au niveau régional, tout cela est observé avec attention. Mais qu’en est-il des relations avec l’Union européenne? Pékin mise-t-il beaucoup sur l’Europe?

J-P.C. La Chine croyait beaucoup en l’Europe au début des années 2000. Elle pensait vraiment que l’Union européenne allait jouer un rôle dans le rééquilibrage des relations internationales face aux Etats-Unis. Mais elle a vite été confrontée à la réalité. En particulier, lorsqu’il s’est agi de lever l’embargo européen sur les ventes d’armes consécutif au soulèvement de la place Tian An Men de 1989. Cette levée, d’abord soutenue par Jacques Chirac et Gerhard Schröder en 2005, a finalement échoué. Pékin a alors compris que l’alliance avec les Etats-Unis, les liens avec l’OTAN restaient essentiels pour l’Union européenne. Du coup, ils sont aujourd’hui plus prudents, considérant que si l’Europe peut s’avérer utile, elle peut aussi être un partenaire difficile.

Reste une forme de complicité sur le plan culturel, même si la compréhension du respect de la diversité culturelle est différente de part et d’autre, d’autant que Pékin n’hésite pas à l’utiliser pour justifier son régime autoritaire. Sur certaines négociations également, la Chine et l’Union européenne peuvent se retrouver, par exemple autour de la situation au Moyen-Orient, où les deux sont quand même moins pro-israéliens que les Etats-Unis. Cela dit, ces dernières années, l’Union européenne s’est souvent montrée plus proche des Etats-Unis que de la Chine sur des dossiers comme le Darfour, l’Iran, la Birmanie, etc.

Peut-on dire que la Chine participe à la renaissance d’une diplomatie Sud-Sud, avec des acteurs tels que le Brésil, l’Inde, ou l’Afrique du Sud?

J-P.C. Il faut tout d’abord rappeler que la Chine joue beaucoup sur l’ONU. Elle la considère comme un instrument susceptible de multiplier sa puissance mais, surtout, cette organisation lui permet de montrer qu’elle est favorable au multilatéralisme. Pékin a fourni de nombreuses troupes aux casques bleus ces dernières années.

Concernant les relations Sud-Sud, la Chine se définit volontiers comme un pays en développement, et joue cette carte dans son dialogue avec l’Afrique, avec les organisations multilatérales. Mais la limite de ce discours, c’est qu’elle se veut aussi grande puissance. Par exemple, elle ne souhaite pas l’élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU, préférant y garder le monopole de la représentation des pays du Sud. Et lors des négociations internationales, elle tient des positions bien moins «sud» que celles défendues par l’Inde ou le Brésil, par exemple. La Chine, qui rivalise aujourd’hui avec les pays riches, n’entend surtout pas apparaître comme un Etat «va-nu-pieds» . Mais elle veut jouer sur tous les tableaux et cela trouble la vision que l’on peut avoir d’elle. Recueillis par Emmanuel Riondé

Paru dans Regards n°53, été 2008

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