Elections européennes. Entretien avec Anne Muxel : « Des électeurs plus volatils, plus protestataires »

Comment les électeurs font-ils leur choix et l’expriment-ils ? Questions difficiles dont les réponses jouent sur les stratégies et positionnements des partis politiques. Pour mieux comprendre les résultats du dernier vote européen, radiographie de l’électeur français avec la politologue Anne Muxel.

Quelle est la particularité de l’enquête relative au choix des électeurs que vous venez de publier ?

Anne Muxel. En 2002, au Cevipof, nous avions constitué un panel électoral que nous avions suivi pour l’élection présidentielle et les législatives. Nous avons reproduit le même dispositif d’enquête. Ce dispositif, unique, nous permet de suivre l’électeur sur la durée et dans sa trajectoire de vote, dans toute la maturation de son choix, contrairement aux enquêtes électorales habituelles qui photographient l’électorat à un moment du temps donné. Ce que nous permet un panel électoral, c’est d’introduire la dimension diachronique et temporelle et de suivre non seulement dans le temps mais aussi d’analyser le vote dans des scrutins différents.

Vos analyses sur le scrutin de 2007 montrent trois phénomènes qui traversent l’électorat français : sa mobilité, son indécision et une forte abstention…

A.M. En une vingtaine d’années, on a vu effectivement s’accroître le phénomène de l’indécision électorale et de la perplexité de l’électeur face au choix. Cela est lié notamment à un affaiblissement très net des identifications partisanes, des loyautés politiques durables, mais aussi de la norme civique du droit de vote qui s’est relâchée. La conjonction de ces changements des électeurs avec l’évolution du système politique et de la façon de faire de la politique, conduit à favoriser un comportement électoral moins enclin à la fidélité du choix et à la systématicité de la participation. Le profil aujourd’hui de l’électeur français, c’est un électeur qui va jouer beaucoup plus de l’intermittence du vote et de l’abstention, qui va aussi utiliser son vote, quand il va voter, à des fins protestataires mais qui peut aussi utiliser l’abstention à des fins protestataires. On a des électeurs à la fois plus mobiles, plus volatils mais également plus protestataires.

Ces phénomènes s’observent-ils dans les dernières élections ?

A.M. Certes, il s’agit d’un scrutin particulier, qui n’est pas forcément le meilleur pour faire des pronostics sur l’état des forces politiques en France. Mais il montre bien en tout cas le rôle spécifique de l’abstention. Ce scrutin suscite plus d’abstention car ce sont des élections considérées comme étant de second ordre, au travers desquelles une bonne partie des électeurs exprime des réponses par rapport à la situation nationale. Envisagée comme telle, l’abstention peut avoir un rôle de protestation politique et elle peut exprimer, quand elle a une ampleur pareille, pour une part, un mécontentement à l’égard des politiques.

L’abstention est communément lue comme un signe de désintéressement de la politique alors que vous semblez dire qu’au contraire, il s’agit d’un signe politique très fort…

A.M. Oui, ce retrait de la décision électorale, ce n’est pas forcément de l’indifférence ou de la distance. Il veut signifier une sanction. On a vu des électeurs proches de tel ou tel parti, y compris proches du gouvernement, qui sur tel ou tel aspect d’une réforme se trouvent en porte-à-faux et souhaitent exprimer un mécontentement ponctuel par la voix de l’abstention. Aux européennes, une partie de l’abstention relève de ce ressort-là : on veut envoyer un signal d’un mécontentement sans pour autant voter pour une autre force.

En tout cas, dans ces élections, les votes socialistes ne se sont pas reportés plus à gauche…

A.M. N’oublions jamais que dans ce scrutin européen, six Français sur dix n’ont pas été voter. On ne sera jamais assez prudent pour décalquer ces résultats sur des élections nationales à venir. Cela étant dit, il est vrai qu’on avait un Président et un Premier ministre avec une cote de popularité au plus bas, qui sortent vainqueurs de ces élections : les votants n’ont pas mobilisé le vote protestataire, alors que peut-être les abstentionnistes ont mobilisé l’abstention protestataire. Les électeurs ont au contraire mobilisé des votes extrêmement pragmatiques. Ils ont fait confiance à la droite qui gouverne et qui fait partie du groupe majoritaire au Parlement européen. Et ils ont fait confiance à des listes européennes déjà aux manœuvres et proposant des réponses très précises aux enjeux de l’écologie et de l’environnement. Ils n’ont pas joué sur les hypothétiques alternatives dont ils savent qu’elles ne viendront pas. C’est quasiment une sorte de « vote utile européen », au sens du vote pragmatique, dans la recherche d’efficacité politique.

Comment comprendre la volatilité des électeurs que vous avez mise en évidence entre le scrutin présidentiel et les législatives de 2007 ?

A.M. Les électeurs sont confrontés à une situation politique brouillée, plus difficile à déchiffrer. Même le clivage gauche-droite est malmené puisqu’on a aujourd’hui des forces politiques qui tentent justement de s’imposer comme ni de gauche ni de droite. Ce qui n’est pas sans écho puisqu’un tiers de la population se classe « ni à gauche, ni à droite ». Et quatre jeunes sur dix refusent de se classer dans la gauche ou la droite. S’ajoute à cela aussi une individualisation croissante des valeurs, comme les façons de construire ses choix en politique. Ainsi, au travers de cette individualisation, il faut que chacun puisse retrouver dans une force politique le bricolage de valeurs, de choix, de convictions que l’individu s’est construit par lui-même avec des allégeances sociales et politiques moins fixes que par le passé.

Mais cela ne risque-t-il pas d’entraîner la création de familles politiques « fourre-tout », au spectre tellement large qu’on ne voit plus de quelles valeurs elles se réclament ?

A.M. Absolument. Mais l’électeur est aussi très contradictoire. Plus il y a de choix variés, plus il dit qu’il ne sait plus comment choisir, que cela le déboussole. Si on passait à un système politique avec un nombre resserré de partis, les électeurs diraient probablement qu’ils ne peuvent pas s’exprimer. C’est une question essentielle très actuelle. On observe de fortes abstentions dans des pays bipartisans (dont les Etats-Unis) comme dans des pays multipartisans tels que le nôtre. C’est difficile de savoir si les forces politiques ont plutôt intérêt à se regrouper ou pas. Et ce n’est pas aux politologues de répondre. C’est aux politiques d’apporter une réponse sur la manière de s’organiser.

Propos recueillis par E.C.

Paru dans Regards , n°63, été 2009

*Anne Muxel est directrice de recherches CNRS en science politique au CEVIPOF. Coauteure avec Bruno Cautrès de Comment les électeurs font-ils leur choix ? Le Panel électoral français 2007 , éd. Presses de Sciences Po, 2009. A publié également Toi, moi et la politique. Amour et convictions, éd. du Seuil, 2008.

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