Le mécontentement du peuple de gauche, qui a pris des formes de révolte aiguës cette année, n’a pas trouvé dans les élections européennes sa forme d’expression. Les résultats, en France et en Europe, font pencher à droite l’ensemble du Parlement européen. Et posent un défi majeur à toute la gauche.
Crise systémique du capital, montée des colères, manifestations de rue massives, crise de la social-démocratie… On attendait une poussée à gauche, on a eu une avancée européenne à droite et une inflexion française au centre. Si les conservateurs, les souverainistes et les populistes progressent sensiblement en pourcentages et en sièges et si le groupe des Verts/ALE passe de 42 à 51députés, la gauche radicale (GUE) passe de 41 à 33 sièges et les sociaux-démocrates en perdent une vingtaine.
RAPPORT DES FORCES
1. Une fois de plus, l’abstention bat ses records, les uns après les autres, quel que soit le type d’élection (exception faite de la présidentielle de 2007). Quand les enjeux de société ne paraissent pas si clairs, quand le lien ne se fait pas avec une expérience vécue, l’élection décourage les jeunes et les catégories populaires. C’est un vote censitaire de fait qui s’installe et, par ailleurs, un vote relativement volatil, de plus en plus calculateur.
2. A proprement parler, le rapport des forces politiques n’est pas bouleversé par ces élections. Si la gauche se tasse légèrement depuis 2004, il en est de même pour la droite dans son ensemble. Ce qui change, ce sont les équilibres internes aux deux camps. Tandis que l’hégémonie confirmée de l’UMP redistribue les cartes en faveur d’une droite gouvernementale «sarkozysée» et donc «droitisée» , la gauche s’éparpille. La bipolarisation joue en faveur du parti présidentiel, qui affaiblit ses concurrents sur la droite et sur sa gauche, l’extrême droite et le Modem.
3. Les déboires du PS, comme en 2007, ne bénéficient pas à son flanc gauche. Avec un total qui tourne autour de 12,5% des suffrages exprimés, la gauche radicale se situe à un niveau supérieur à celui de 2004 (9,2%) et de 1994 (9,6%). Elle est voisine du score de 1999 (12%). Mais elle s’éloigne des scores antérieurs au déclin accéléré du PCF, confirmant que le retrait de celui-ci n’a pas été compensé véritablement, ni par la gauche en général, ni par la gauche de gauche en particulier.
Le recul du PS est généralisé. Une petite partie de la perte bénéficie vraisemblablement à la droite, notamment dans le Nord-Ouest, le Sud-Ouest et une part du Sud-Est : dans ces zones, le recul du PS est sensiblement plus fort que le gain des autres formations de la gauche. Mais l’essentiel se répartit parmi les autres forces de gauche, avec une prime massive à Europe Ecologie, qui récupère partout environ les deux tiers des pertes socialistes. En Corse, en Ile-de-France et dans l’Est, ses gains sont même supérieurs aux pertes socialistes : elle bénéficie alors du vote d’une partie de la droite, en fait du Modem (en Corse, du vote nationaliste et autonomiste).
Les Verts avec Europe Ecologie ont bénéficié d’un triple avantage. Ils ont incarné un projet européen qui paraissait suffisamment différent des projets libéraux «purs» , mobilisant une portion de l’électorat relativement motivée par la thématique européenne, au moins autant que par le refus du sarkozysme national. Ils ont mis en scène, autour des figures de proue de Daniel Cohn-Bendit, de José Bové et d’Eva Joly, une métaphore du rassemblement qui contrastait avec les pénibles et artificielles constructions de tribune du Parti socialiste. Ils ont incarné le désir d’une novation politique, moins générationnelle que culturelle, qui semblait trancher avec les rites classiques du monde partisan. Au total, ils ont séduit, davantage que François Bayrou, un électorat inquiet de l’évolution du pouvoir en place, désireux de promouvoir un discours européen cohérent… et pas très convaincu en l’état par les réponses de la gauche radicale.
GAUCHE DÉSÉQUILIBRÉE
4. Le plus important, c’est la rupture des équilibres généraux de la gauche. Jusqu’à 2009, nous avions une gauche structurée autour du PS, avec sur ses côtés deux blocs, à sa droite et à sa gauche, dont le second (la gauche de gauche) prédominait globalement sur le premier. En 2009, l’équilibre est complètement inversé : le plateau de la balance pèse nettement du côté des Verts qui, tout en continuant de fonctionner à gauche de l’espace politique, persistent aussi à relativiser la portée du clivage fondateur de la vie politique française. La gauche est parcellisée ; elle reste toujours aussi déséquilibrée, en faveur d’un pôle d’adaptation au système, dans lequel les Verts viennent spectaculairement de signaler leur importance.
5. Si les Verts ont réussi leur pari, le NPA n’a pas réussi le sien, alors qu’il comptait sur une adéquation entre les effets de la crise sociale et le vote d’extrême gauche. Le nouveau parti peut à bon droit arguer de la progression de l’extrême gauche entre les deux scrutins européens. Au fond, le NPA retrouve en 2009 un niveau comparable à celui de la présidentielle de 2007, alors que LO et la LCR étaient en 2004 très loin de leurs performances cumulées de 2002. Mais l’élection n’a pas donné à l’extrême gauche l’hégémonie sur la gauche de gauche qui était annoncée. On savait le NPA fragilisé par la jeunesse de ses sympathisants, davantage porté à l’abstention que leurs aînés ; mais le parti du facteur de Neuilly bénéficiait de l’attrait de la nouveauté, de la vivacité de son style et de la réputation de son intransigeance à l’égard des «trahisons» de la gauche socialiste. A l’arrivée, le NPA ne franchit pas la barre des 5% et n’a aucun élu, alors qu’il en espérait dans trois régions au moins.
6. En sens inverse, le Front de gauche regroupant le PC, le Parti de gauche de Mélenchon et une dissidence du NPA, a plutôt réussi son coup en obtenant quatre élus en France métropolitaine. Il partait archibattu et, à l’arrivée, il dépasse le NPA. Quelles qu’en soient les limites, il a fait un pas en direction d’un rassemblement dont l’esprit rompait avec la logique du «splendide isolement» des anticapitalistes… Mais son résultat somme toute convenable résulte davantage de l’effondrement du PS et du Modem (la répartition à la plus forte moyenne avantage le premier des «petits» ) que d’une progression véritable. En France métropolitaine, le Front de gauche obtient environ 0,3% de plus que les listes du PCF en 2004 et 0,6% de moins que la liste «Bouge l’Europe !» en 1999. Dans l’ensemble, par rapport aux scores antérieurs du PCF, l’éventail des résultats du Front de gauche s’est resserré. Par ailleurs, si l’on en croit les sondages, son électorat accentue les traits devenus dominants d’un électorat communiste vieilli, où les retraités (43%) et les plus de 50 ans (58%) forment la plus large part.
Si l’on examine les évolutions départementales, on constate que les plus fortes progressions s’observent souvent dans des départements d’implantation initiale modeste (Vosges, Doubs, Manche, Jura…). En revanche, les progressions les plus faibles ou les reculs s’enregistrent plutôt dans des zones de densité plus forte (voir tableau p. 12). Il n’est pas aisé d’expliquer cette
discordance d’évolution. Peut-être retiendra-t-on provisoirement l’hypothèse suivante : là où la faiblesse du PC le voue d’ores et déjà à une certaine marginalisation, l’apport de la sensibilité incarnée par Jean-Luc Mélenchon a suscité une modeste mais réelle relance du vote ; au contraire, là où le PC conserve quelques forces, l’apport d’une frange électorale nouvelle a pu tout juste compenser le reflux persistant du vote communiste, et parfois n’a pas su le contrarier.
BESOIN DE NOVATION
7. Globalement, ces élections n’ont pas été une bonne nouvelle, ni en France ni en Europe, pour les forces de la transformation sociale. Redoutons que le vote du 7 juin ne nourrisse un peu plus une réponse : pour que la gauche gagne, il faut la rassembler autour d’un projet «réaliste» et «responsable» et donc, d’une manière ou d’une autre, un projet qui s’accommode pour l’essentiel des logiques dominantes du capital mondialisé.
Pour contredire cette tentation, on ne peut pas jouer «petit bras» . Pour que la gauche soit bien à gauche et propulsive, il ne faut pas se contenter de rassembler les plus déterminés, les «anticapitalistes» . L’arc du rassemblement devrait inclure tous ceux qui pensent que la gauche ne prospère qu’autour de ses valeurs fondamentales de justice et de liberté, et non dans l’acceptation résignée des logiques contraignantes du profit et de la puissance. Le Front de gauche esquissait un petit pas dans cette direction et il est bon qu’il en ait bénéficié quelque peu.
Il ne suffit pourtant pas de rassembler ; il faut le faire en incarnant une novation radicale, dans les contenus et dans les formes. Partout en Europe, le défi est gigantesque. Alors que le capitalisme est en crise, alors que la social-démocratie est essoufflée, la culture de la transformation sociale peine à montrer ses capacités de renouvellement. Jusqu’à ce jour, la modernité est accolée, presque exclusivement, à l’initiative des managers ou au réalisme des «adaptateurs» . Quand on parle du renouveau du communisme, c’est au travers de figures qui évoquent davantage la répétition que la refondation. Or aucune culture de transformation ne peut aujourd’hui faire l’économie de sa propre subversion. La gauche de gauche, si elle veut redevenir majoritaire à gauche, ne peut donc plus séparer, fût-ce un seul instant, son devoir de rassemblement et son devoir de renouveau. R.M.
Paru dans Regards , n°63, été 2009
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