Thierry Coville : « Réintégrer l’Iran dans le système mondial »

(Article paru dans Regards n°61, avril 2009). En juin prochain, les Iraniens éliront leur président pour un nouveau mandat de quatre ans. Retour des réformateurs aux affaires ou renouvellement de la confiance à l’ultraconservateur Ahmadinejad ? Quelle que soit l’issue du scrutin, les questions du nucléaire et du leadership régional restent des points de tension, notamment avec les Etats-Unis. Mais la volonté de dialogue semble bien là.

Lorsque la nouvelle secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a effectué sa première visite au Proche-Orient, début mars, elle s’est vu remettre par les autorités israéliennes un document auquel elle ne s’attendait peut-être pas si vite. Etabli par l’équipe sortante (Olmert-Livni-Barak) et visé par le nouvel arrivant (Netanyahou), ce plan indique rien moins que «les lignes rouges» à ne pas franchir lors des discussions que Washington dit vouloir mener avec Téhéran [[«Israel to present Clinton with «red lines» on talks with Iran» , Haaretz, 03 mars 2009]]… Trente ans après la Révolution qui a débouché sur l’instauration, le 1er avril 1979, de la République islamique d’Iran, ce pays de 70 millions d’habitants reste au cœur des tensions internationales. Combinées à la communication agressive de la croisade bushiste contre «l’axe du mal» , les diatribes d’Ahmadinejad et les tensions récurrentes autour du nucléaire ont contribué ces dernières années à renforcer dans l’opinion occidentale une image hostile et menaçante du pays et de son «régime des mollahs» . Au-delà de ces visions hâtives et fort peu nuancées, l’économiste Thierry Coville s’est efforcé, dans un récent ouvrage, de rendre compte de toute la complexité de l’Iran. Relevant que «l’incapacité [du régime] à construire une société islamique idéale l’a conduit à pratiquer en permanence un double discours où l’on vante le succès d’un modèle islamique en pratiquant souvent des politiques qui doivent peu aux préceptes religieux», il y décrit cette «négociation permanente de la société avec elle-même». Une société prise entre les mots d’ordre religieux radicaux du régime et les courants de modernisation qui irriguent de nombreuses couches de sa population. Décryptage des enjeux de l’élection de juin. E.R.

Regards.fr: Quel bilan peut-on tirer de ce mandat de Mahmoud Ahmadinejad sur le plan social, économique mais aussi sur l’évolution du champ politique iranien ?

Thierry Coville: Le gros point faible est son bilan économique : on lui reproche d’avoir dépensé trop rapidement les revenus pétroliers du pays et cela alors qu’il a bénéficié d’une conjoncture exceptionnelle ces dernières années, avec des recettes pétrolière évoluant entre 60 et 80 milliards de dollars par an… Depuis la Révolution, l’Iran vit avec une inflation moyenne de 20 %. Mais elle est aujourd’hui à 30 % alors qu’au moment de son arrivée au pouvoir, elle était à 11 %. C’est donc sur ce terrain que lui sont adressés les plus lourds reproches. Il est aussi accusé de souffrir d’un manque d’expertise. Lui et son entourage n’ont pas atteint les objectifs annoncés, notamment en matière de justice sociale : pour les salariés qui n’ont ni l’opportunité de compléter avec un revenu d’appoint, ni patrimoine immobilier, la vie est devenue très difficile en Iran. Enfin, si sa politique a été moins dure que prévu sur les questions d’ordre moral, ce n’est pas le cas au niveau des libertés individuelles : des leaders syndicaux en particulier mais aussi étudiants et féministes, ont subi la répression et ont été emprisonnés.

Côté positif, son activisme est apprécié. Mahmoud Ahmadinejad s’est beaucoup déplacé, notamment dans les campagnes, où il a dépensé de l’argent pour les écoles, les hôpitaux, etc. Ses détracteurs objectent qu’il s’agissait de travaux prévus de longue date mais les habitants de ces zones rurales ont apprécié. D’autant que l’homme est un populiste qui va au contact. Il joue beaucoup sur le nationalisme, un sentiment très fort, central, en Iran et cela passe bien du côté des classes populaires. De plus, les Iraniens le considèrent comme quelqu’un d’honnête, non corrompu, une qualité qu’ils prêtent rarement à leurs dirigeants. Par contre, avec l’élite qui était déjà opposée à son arrivée au pouvoir en 2005, le fossé s’est creusé. Dans le champ politique, il a surtout contribué à faire bouger les lignes du rapport au guide de la Révolution, Ali Khamenei. Son activisme et son culot ont réhaussé le statut et la place du président dans le système iranien.

Quelles seront les forces en présence en juin et que faut-il attendre de ce scrutin ?

Cela peut bouger [[Mohamad Khatami, président de 1997 à 2005, a annoncé son retrait de la course le 16 mars, appelant à se mobiliser pour Mir Hossein Moussavi, ancien premier ministre dans les années 1980.]], mais côté réformateur, Mehdi Karroubi, religieux réformateur et ancien chef du Parlement a annoncé sa candidature. On a aussi parlé un moment d’Abdollah Nouri, ancien ministre de l’intérieur, qui fut longtemps emprisonné [[Accusé d’insulter les valeurs islamiques, de publications antireligieuses, de perturbation de l’opinion publique, d’insultes à personnalités officielles, Abdollah Nouri a été emprisonné au début des années 2000.]], mais il semble qu’il n’y a pas eu de consensus sur ce nom. Côté conservateur, Mahmoud Ahmadinejad, que l’on peut assimiler à l’extrême droite, devrait se représenter. Mais il devrait aussi y avoir Mohamad-Bagher Qalibaf, l’actuel maire de Téhéran, plus modéré. Il faut aussi prêter attention à Ari Larijani, qui serait aujourd’hui pressenti par les dirigeants et les élites pour mener à bien les discussions avec les Etats-Unis. Ce qui est logique puisqu’il a une expérience dans le domaine des relations internationales, il a été le négociateur sur la question nucléaire, il connaît bien Javier Solana… Certains le voient donc en favori mais en réalité il est très difficile aujourd’hui de faire des pronostics. Si le taux de participation est élevé, cela devrait bénéficier aux réformateurs. Mais est-ce que cet électorat a fini de ruminer sa colère contre Khatami qui n’a pas su et pas pu aller au bout de sa politique de réformes ? Nul ne connaît la réponse et elle est déterminante. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la défaite d’Ahmadinejad est loin d’être acquise.

Au moment où Barack Obama arrive à la Maison Blanche en disant vouloir renouer le dialogue avec Téhéran, c’est une équipe de faucons qui prend le pouvoir à Tel-Aviv. La perspective de la guerre annoncée s’éloigne-t-elle ou non ?

La question de la guerre en Iran s’est effectivement posée puisqu’on sait qu’elle a été envisagée par une partie de l’équipe Bush. Cela aurait été une pure folie, bâtie sur cette idée occidentale irréelle que même en arrivant par la force dans un pays, les populations civiles tendent les bras ! Il reste beaucoup d’incertitude sur ce que peut ou va faire la nouvelle administration des Etats-Unis, mais elle apparaît pragmatique et ce qui se passe actuellement va plutôt dans le bon sens. Le changement de ton du côté de Washington donne l’espoir de sortir de cette crise du nucléaire qui, en fait, masque la question de la relation entre les Etats-Unis et l’Iran, et celle de l’antagonisme avec Israël. Côté iranien, ils semblent prêts à discuter sérieusement. Ils ont commencé sur l’Irak et la situation s’y est, de ce fait, un peu améliorée. Il est d’ailleurs possible que les discussions aient aussi déjà été entamées, de façon non officielle, avec la nouvelle administration Obama… Par contre, le symbole Etats-Unis reste si fort en Iran qu’il ne faut pas s’attendre à une normalisation rapide des relations. Cela ne se fera pas du jour au lendemain.

L’arrivée d’un gouvernement de droite en Israël ne change, elle, pas grand-chose. L’antisionisme est un élément fondamental de la République islamique d’Iran. L’un des premiers gestes du nouveau régime, au lendemain de la Révolution, a été de prendre l’ambassade d’Israël et de la remettre à l’OLP. Pour autant, le discours actuel très radical à l’égard d’Israël est aussi tenu pour des raisons de politique régionale : il s’agit, en se plaçant en tête des pays opposés à Israël, de renouer avec un leadership au Moyen-Orient. On est là dans un rapport de puissances, un rapport de forces qui s’établit à coup de menaces et dans lequel la perspective d’une guerre est en partie utilisée à des fins de politique intérieure, y compris en Israël. Un conflit ne ferait qu’aggraver la situation en Iran même où l’évolution, réelle, que vit la société connaîtrait un recul énorme. Et au niveau régional, les conséquences seraient désastreuses. Il faut souhaiter que cette hypothèse militaire, souvent brandie, soit définitivement écartée.

L’Egypte et l’Arabie saoudite, alliés des Etats-Unis, n’ont de cesse de mettre en garde contre la constitution, au sein du monde arabe, d’un «axe chiite» qui serait au service de l’hégémonie iranienne. Qu’en pensez-vous ?

Ce sont bien les régimes sunnites de la région qui jouent sur ces peurs mais, selon moi, cette histoire d’arc chiite ne recouvre aucune réalité. Chacun sait bien que l’Iran a participé à la création du Hezbollah libanais et qu’il soutient le Hamas, ce n’est pas la question. Mais il n’existe pas dans la région un pouvoir chiite qui serait basé à Téhéran et commanderait les actions de tous ces groupes en appuyant sur des boutons ! Ils ont une réelle autonomie de décision et si un mouvement comme le Hezbollah perdure au Liban, c’est avant tout parce qu’il y dispose d’un fort ancrage et d’une forte légitimité nationale.

Le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique fait état d’avancées significatives de l’Iran dans sa marche vers l’acquisition des technologies nucléaires. Comment va évoluer ce dossier qui constitue la pierre d’achoppement des relations entre Téhéran et la communauté internationale ?

L’une des réussites de Mahmoud Ahmadinejad est d’avoir fait du nucléaire une cause nationale. Il faut noter que lui, il parle sans cesse de l’accès à la technologie nucléaire, pas de la bombe… Et de fait, c’est bien seulement sur la base de ses intentions supposées que l’Iran est sommé de rendre des comptes dans ce dossier. Cette question nucléaire est évidemment importante [[ Lire «Prolifération nucléaire : un moment charnière» , entretien avec Georges Le Guelte dans Regards n° 39, avril 2007]] mais je ne pense pas qu’il faille tout focaliser là-dessus, au contraire. La meilleure façon de sortir de cette crise, c’est de considérer enfin l’Iran dans sa complexité et de le réintégrer peu à peu dans le système mondial. Il faut qu’il retrouve sa place dans un certain nombre d’actions sur le plan international.

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