Pendant plus d’un mois et demi, la Martinique et la Guadeloupe, et dans une moindre mesure la Réunion et la Guyane, se sont mobilisées autour de revendications sociales et salariales. Un premier pas a été franchi avec la signature d’accords avec le patronat, un second pourrait l’être avec l’organisation d’un Grenelle de l’Outre-Mer en mai prochain. Le soulèvement interroge le rapport de la métropole aux DOM et à leurs habitants. Qu’attendent-ils de la « France » ? Louis-Georges Tin, porte-parole du CRAN (1), revient sur ce mouvement et les possibles qu’il a rendus visibles.
Vous qui êtes Martiniquais et enseignez à Orléans la littérature, notamment antillaise, comment avez-vous vécu ces sept semaines de mouvement dans les DOM? Vous attendiez-vous à un tel soulèvement? Louis-Georges Tin. Oui, tout à fait. Cela dit, pour moi, la question n’est pas : «Pourquoi ce soulèvement a-t-il eu lieu récemment», mais bien plutôt : «Comment ce soulèvement n’a-t-il pas éclaté plus tôt» Les résultats de l’Eurostat pour 2006 sont accablants : les quatre régions d’Europe les plus touchées par le chômage sont la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane. Ces départements connaissent des taux qui varient entre 20% et 26%, chiffres qui dépassent même 50% pour ce qui est des jeunes (résultats que, jusqu’à récemment, l’Insee refusait d’intégrer aux chiffres nationaux)… Avant la crise, la situation était donc déjà explosive aux Antilles. La crise a juste été l’étincelle.
On a dit à propos du conflit de la «pwofitasyon» qu’il s’agissait d’un mouvement lié au coût de la vie dans les DOM. Est-ce donc avant tout une lutte conjoncturelle? L.-G.T. Pas seulement, on le voit. Il y a à la fois une crise conjoncturelle, liée à la situation économique internationale, et un problème structurel, lié à l’héritage historique issu du XIXe siècle. Il faut en prendre toute la mesure. Texaco, le roman de Patrick Chamoiseau, montre très bien le déroulement des événements en Martinique au lendemain de l’abolition de 1848 : les esclaves ont obtenu la liberté, mais se sont retrouvés aussi pauvres qu’avant. La réforme agraire tant espérée n’a pas eu lieu. Il y a eu des indemnités et des réparations, non pas pour les anciens esclaves, mais pour… les maîtres ! Pour les indemniser, les pauvres, du préjudice que leur faisait subir l’abolition de l’esclavage ! Dès lors, ne voulant pas retourner travailler dans les champs de canne de sinistre mémoire, les «nègres» et les «négresses» sont «descendus» dans les villes, Saint-Pierre, puis Fort-de-France, peuplant les quartiers alentours de leur misère et de leur désespoir. Ce ne sont pas des banlieues, ce sont des bidonvilles.
Dans une tribune publiée dans Le Monde le 14 mars, Patrick Chamoiseau dit que pour la première fois, les Antilles ont exprimé «leur désir de faire peuple» . Avez-vous ressenti la même chose? L.-G.T. «Désir de faire peuple»? Oui, je crois que c’est vrai, même si le terme est ambigu. Cela ne signifie pas que les Antillais réclament l’indépendance. Ils y sont même majoritairement opposés, mais lors des récents événements, la question de l’identité a été posée clairement, et ce n’était bien sûr pas la première fois. La logique de l’assimilation est souvent vécue comme une tyrannie, non sans raison : vous voulez être français, dit-on aux Antillais? Pour cela, vous devez renoncer au créole, à votre héritage, à votre histoire ; bref, vous devez renoncer à vous-mêmes. Mais cette promotion de l’aliénation n’a que trop duré. Il ne faut pas confondre universalisme et uniformalisme.
Ne peut-on pas y voir également une contestation d’une gestion postcoloniale des DOM menée par les autorités de la métropole depuis la Seconde Guerre mondiale? Ainsi l’envoi de nouveaux contingents policiers comme première réponse publique…L.-G.T. Depuis la Seconde Guerre mondiale? Non. Depuis 1848, oui. Il faut savoir que, selon les chiffres mêmes du secrétariat aux DOM-TOM, l’Etat investit chaque année 520 euros par habitant et par an dans l’Outre-Mer, 1200 euros dans l’Hexagone et 2400 en Corse. Comment expliquer cette politique de sous-investissement chronique? Grâce à ces régions ultramarines, la France est la deuxième puissance maritime du monde. Elle possède des bases militaires dans tous les océans, elle peut intervenir aisément sur tous les continents, elle a des missiles qui peuvent atteindre n’importe quel pays, elle a pu faire des essais nucléaires dans le Pacifique, des tirs de fusée en Guyane en bénéficiant de l’impulsion maximale au niveau de l’équateur, etc. Bref, la puissance géopolitique de la France et son rang de membre permanent au conseil de sécurité des Nations unies tiennent en grande partie à ces possessions Outre-Mer. Derniers confettis d’empire, qui confèrent malgré tout les attributs de la puissance. C’est pourquoi depuis 160 ans, les gouvernements de gauche comme de droite ont tout fait pour entretenir la dépendance économique de ces territoires, pour s’assurer ainsi de leur dépendance politique.
«Eux» et «Nous» : des termes largement employés dans les manifestations sur place mais aussi en métropole. Que faut-il comprendre derrière cette opposition? Quel rapport à la France, à l’«identité française», peut-il s’y exprimer? L.-G.T. Ces termes renvoient à des référents divers, et je ne crois pas que tout le monde y mette la même chose. «Eux», cela peut être les békés, cela peut être les «Français de France», ou encore les nantis. Cela peut être tout ce que vous voudrez. Du coup, «nous», cela peut être nous les descendants d’esclaves, nous les Antillais, ou encore nous les pauvres. Mais il faut reconnaître que ces termes sont des signifiés flottants. Ce qui est certain, c’est qu’ils témoignent d’une rupture entre ce «eux», et ce «nous», quels qu’ils soient.
Comment analysez-vous la position des békés, justement, pendant le conflit? Ils ont été tout à fait décriés, mais tout à fait discrets, cependant. L.-G.T. Oui, car les békés sont toujours discrets. Ils constituent une caste dominante, surtout en Martinique où leur pouvoir est considérable. Ils représentent moins de 1 % de la population, mais possèdent 52 % des terres agricoles, et un monopole de fait dans les secteurs-clés de l’économie, notamment dans l’agroalimentaire ou dans l’import-export. Jusqu’à récemment, dans les églises, les premiers rangs leur étaient implicitement réservés. On ne leur adressait la parole qu’en baissant les yeux. Mais dans un documentaire récemment diffusé sur Canal +, l’un d’entre eux, Hugues Despointes, a justement manqué de discrétion : «Les historiens exagèrent un petit peu les problèmes , a-t-il affirmé. Ils parlent surtout des mauvais côtés de l’esclavage, mais il y a eu des bons côtés aussi (sic).» Un autre béké, monsieur Hayot, a expliqué ce que sont les békés : «C’est ce qu’il y a de mieux (resic). Les békés, ce sont les descendants des blancs européens qui se sont reproduits en race pure (reresic) dans les colonies…»
La classe politique guadeloupéenne et martiniquaise a semblé quelque peu effacée au début du conflit, presque dépossédée par un mouvement social bien plus déterminé et radical qu’elle. Comment voyez-vous le rôle des élus dans les DOM? L.-G.T. Ce soulèvement populaire a rassemblé des personnes de tous horizons, de droite comme de gauche, et cette énergie a créé des liens nouveaux, une expérience politique nouvelle. Du coup, la question ne porte pas tant sur le rôle des élus, qui ont été objectivement débordés, que sur le rôle que joueront ces collectifs dans les mois et les années à venir. Les accords étant signés, vont-ils se dissoudre progressivement au fil des jours? Vont-ils au contraire chercher à pérenniser leur action? Mais alors, sous quelle forme? Faire un parti ou un syndicat nouveau? Sans doute pas. Alors, quoi donc? Une sorte de comité de veille politique? Je ne sais. En tout cas, ils vont devoir inventer un mode nouveau d’intervention politique. Vont-ils réussir? Qui peut le dire? En tout cas, c’est une expérience politique passionnante.
Les DOM, c’est la France. Mais on a a vu, notamment sur la question du Pacs, sur la lutte contre l’homophobie ou les actions de prévention du sida, que ce qui vaut en métropole n’est pas toujours possible en Guadeloupe ou en Martinique. Vous avez créé An Nou Allé, première association des noirs LGBT, qui dénonce notamment la situation dans les Antilles. Les choses ont-elles évolué? L.-G.T. En effet, en Nouvelle Calédonie, les décrets d’application de la loi sur le Pacs n’ont pas été publiés, et on ne peut toujours pas en signer un. En Martinique, le porte-parole de Ségolène Royal prévoyait même d’organiser un référendum contre le mariage homosexuel si par malheur la candidate qu’il soutenait était élue et disposée à mettre en œuvre son programme. Malgré nos critiques inlassables, il n’a guère été désavoué par madame Royal… Notre association a fait évoluer le débat, je crois. Nous avons alerté les responsables nationaux de la situation dans les DOM. Mais nous avons été confrontés à une sorte d’indifférence relative, qui consiste à penser que les problèmes sous les tropiques ne sont pas de vrais problèmes. Après tout, il fait beau et il fait chaud, non? Mais les Antilles ne sont pas une carte postale, et cette conception «doudouiste» a explosé en plein vol.
Et maintenant, que peut-on espérer? La réunion d’Etats généraux appelés par Nicolas Sarkozy peut-elle permettre de résoudre cette crise? L.-G.T. C’est le CRAN qui, le premier, a demandé l’ouverture d’un Grenelle de l’Outre-Mer, et j’ai moi-même fait cette proposition dès le début des émeutes. Nous estimions que les problèmes immédiats étaient en cours de règlement, grâce au LKP et au collectif en Martinique, mais qu’il fallait dans un second temps poser les problèmes structurels que j’ai déjà évoqués : la gouvernance générale des DOM, le problème des monopoles, la réforme agraire, la question de l’identité, etc. Nous sommes heureux que le Président ait repris cette idée, et que les Etats généraux soient fixés pour le mois de mai. Cela dit, je ne me fais pas trop d’illusions sur l’issue de ces débats. Cependant, même si elles ne sont pas résolues, ces questions seront évoquées publiquement, et ce sera déjà une avancée.
Propos recueillis par Emmanuelle Cosse
1- Conseil représentatif des associations noires de France.
Paru dans Regards n°61, avril 2009
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