Nouvelle donne (2). Des Africains dans l’atelier du monde

L’investissement massif en Afrique est l’une des conséquences les plus observées de la spectaculaire croissance chinoise. Face cachée de cette nouvelle relation, des commerçants africains s’installent en Chine. Reportage à Canton, dans le sud du pays.

Un dimanche matin à la cathédrale du Sacré-Cœur de Shizhi, au centre de Canton. C’est une scène surprenante qui s’offre aux yeux du visiteur de passage. A l’heure de l’office, au lieu des faciès asiatiques, ce sont partout des visages noirs qui peuplent les travées de l’église. Des Africains en Chine: voici une autre image des relations sino-africaines, moins connue que la Chinafrique (voir encadré). Pourtant, Canton héberge la principale communauté africaine du pays, près de 7000personnes, venues pour la plupart faire de l’import-export.

Dans les années 1980, les premiers entrepreneurs noirs sont arrivés à Hong-Kong. Depuis la rétrocession du territoire à la Chine en 1997, ceux-ci viennent désormais s’approvisionner directement à la source, dans le Sud industriel de la Chine populaire, souvent appelé l’Atelier du monde. Au fil des années, certains quartiers de la mégalopole Canton ont ainsi pris un petit air d’Africatown. Comme Xiao Bei Lu, non loin de la névralgique gare ferroviaire. A l’heure du repas, ce sont une odeur enivrante de mafé et le son de la langue française qui envahissent ses rues. Ce quartier détonne: les costumes cravates impeccables côtoient les boubous colorés et les drapeaux bariolés ivoirien, sénégalais ou guinéen. Ici, tout s’achète et se vend: des montres, des sacs à main, des vêtements, des corans et des bibles en DVD…

BOUBOUS MADE IN CHINA

Austin, un solide et souriant Ghanéen, vient d’arriver d’Accra pour faire ses emplettes annuelles. Nous le rencontrons au Canaan Center. Ce paradis du jean de contrefaçon s’étend sur trois étages quadrillés de minuscules boutiques. Dans l’une d’elles, Austin entame une négociation à couteaux tirés avec la patronne chinoise. Ses outils: quelques mots d’anglais et une calculette. Il est accompagné d’Alain, un ancien chaudronnier camerounais, qui vit ici la moitié de l’année. Ce dernier négocie pour acheter 4 à 5 ballots de jeans, soit 5000pièces. Convoyés par une société de transport maritime chinoise, ses pantalons arriveront sur le marché de Douala pour les fêtes. Un jean acheté 50yuans (soit 5euros) sera revendu 5000francs CFA (environ 8euros). Austin et Alain ne sont pas les seuls. A la Foire de Canton de l’automne 2007, le plus grand supermarché planétaire, 16000acheteurs africains avaient fait le voyage.

D’autres ont choisi de vivre ici. Kaka Abou reçoit dans son entrepôt au 15eétage du Tianxiu Building, une immense tour de Babel multi-ethnique ceinturée par plusieurs restaurants halal. Ce Guinéen baroudeur a débarqué à Canton en 2003 avec 300dollars en poche après avoir fait faillite dans le commerce de la pierre précieuse en Thaïlande. «Quand je suis arrivé en Chine, j’avais en tête l’image renvoyée par les télévisions occidentales, celle de paysans pataugeant dans la boue. Mais lorsque j’ai vu le développement d’une ville comme Canton, j’ai compris que j’avais été mal informé.» Depuis cinq ans, en lien avec son frère à Conakry, il exporte des motos et du matériel de construction. Sa secrétaire chinoise, qui a hérité du surnom africain de Mamaye, négocie pour lui avec les propriétaires des manufactures locales. Elle l’aide notamment à se repérer dans les arcanes du business à la chinoise: qualité très variable, intermédiaires nombreux, faible valeur des contrats…

Un autre Guinéen, Ibrahima, nous ouvre lui aussi les portes de sa caverne d’Ali Baba, un appartement de trois pièces qu’il loue 200euros par mois. Lui exporte des copies de boubou, des contrefaçons de maillot de foot, des chemises griffées, des pesticides, du dentifrice… «On achète tout, sauf de la nourriture» , explique-t-il avec une grimace explicite. Ce commerçant-né dispense volontiers quelques conseils. «Dans le doute, il vaut toujours mieux acheter de la marque chinoise. Dans l’informatique, c’est souvent de la qualité. En revanche, si vous voyez une télévision Sony, vous pouvez être sûr qu’elle ne marche pas.»

CONTRÔLES DE POLICE

Même si sa famille restée en Afrique lui manque, Ibrahima est heureux de vivre ici. «Avec la Chine, c’est une relation d’amitié basée sur la liberté de faire des affaires. Pas comme avec l’Europe à qui nous sommes liés par notre histoire tumultueuse» , résume-t-il. Cette «amitié» sino-africaine a ses limites. Ibrahima a connu le temps où les Chinois se bouchaient systématiquement le nez en voyant un Africain ; les mœurs ont changé et les gens se sont habitués, selon lui. Mais la défiance demeure, notamment avec les autorités. Ibrahima montre son passeport: une bonne dizaine de feuilles tamponnées de visas qu’il doit faire renouveler régulièrement, à Hong-Kong ou Macao. Un problème que beaucoup d’Africains évoquent spontanément, c’est le renforcement des contrôles d’identité de la police avec, à la clé, un séjour en prison assorti d’une amende et d’un rapatriement. Pour quelles raisons? «C’est pour assainir la situation avant les Jeux Olympiques, pour éviter de voir trop de Noirs à la télé» , tente l’un d’eux en guise d’explication. Tous évoquent des contrôles de plus en plus fréquents à l’approche de l’événement.

Or, la Chine et sa folle croissance sont devenues plus attractives que par le passé pour les jeunes Africains. D’autant que les frontières européennes sont chaque jour un peu plus hermétiques. Ces dernières années, Kaka Abou a vu arriver à Canton de plus en plus de jeunes sans papiers, les poches vides, mais les yeux plein d’espoirs. Les réseaux de passeurs, explique-t-il, ont flairé le bon filon. «Beaucoup de jeunes croient qu’en venant à Canton, ils pourront ensuite aller en Europe ou même au Japon. C’est d’ailleurs ce que racontent les passeurs aux jeunes de Conakry. Une fois en Chine, il suffirait de prendre le métro pour se rendre à Tokyo.» J.A.

Paru dans Regards n°53, été 2008

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