Suicide, geste littéraire

Edouard Levé, artiste renommé, à la fois photographe et écrivain : il avait déjà signé quatre livres chez POL, des livres étranges, qui ressemblaient eux-mêmes à des gestes artistiques :, s’est donné la mort trois jours après avoir remis ce manuscrit intitulé Suicide à son éditeur. C’était le 15 octobre 2007, il avait 42 ans.

Comment interpréter ce suicide : si jamais un suicide peut l’être? Comme un geste conceptuel ultime, comme LE geste conceptuel ultime, encore plus fort que le peintre Bernard Buffet qui s’était étouffé avec le sac en plastique publicitaire de sa dernière exposition. Ou que Jean Potocki, l’auteur du Manuscrit retrouvé à Saragosse , qui a limé pendant des mois, un peu chaque jour, la boule d’une théière, afin qu’elle ait la forme idoine, qu’il l’introduise dans son pistolet et qu’il se tire ensuite une balle… C’est dire, en tout cas, si on n’ouvre pas ce livre sans une énorme appréhension. C’est dire si on l’ouvre comme on ouvrirait, non pas un testament (les dernières velléités de l’auteur?) : mais un tombeau. Dans ce texte à la nature indécidable (on dirait parfois un roman, parfois un récit), Levé raconte le suicide d’un ami, survenu il y a quinze ans. Le jeune homme avait 25 ans. Un matin, il fait beau, sa compagne et lui décident d’aller jouer au tennis. Ils sortent, mais le garçon se rend compte qu’il a oublié sa raquette. Il remonte la chercher, pendant que sa compagne l’attend sur les marches, en profitant du soleil. Soudain, elle entend une détonation dans la cave. Elle se précipite, et trouve le corps de son compagnon, mort. Et c’est là qu’intervient un détail horrible. En se précipitant, la jeune fille fait tomber une bande dessinée ouverte sur une double page. Le livre se referme en basculant, alors que c’était le dernier message du jeune homme.

Avec cette histoire de bande dessinée, dont il est dit qu’ensuite le père du défunt en achète des dizaines d’exemplaires, et étudie chaque bulle comme une prophétie, on sait qu’on entre dans une mécanique textuelle à la fois belle et insoutenable, où c’est un mort-vivant qui écrit. Où chaque phrase vaut en elle-même, dans la vie, mais aussi, depuis la mort, comme prophétie du geste que l’auteur s’en va irrémédiablement accomplir. Ainsi, ce passage magnifique à double entendement: «Tu lisais debout dans les librairies plutôt qu’assis dans les bibliothèques. Tu voulais découvrir la littérature d’aujourd’hui, pas celle d’hier. Aux bibliothèques le passé, aux librairies le présent. Pourtant, tu t’intéressais plus aux morts qu’aux contemporains. Tu lisais surtout ce que tu appelais «les morts vivants»: des auteurs défunts que l’on continue de publier. Tu faisais confiance aux éditeurs pour actualiser aujourd’hui le savoir d’hier. Tu croyais peu aux découvertes miraculeuses d’écrivains oubliés. Tu pensais que le temps trie, et qu’à ce titre il valait mieux lire des auteurs du passé publiés aujourd’hui que des auteurs d’aujourd’hui oubliés demain.» C’est le paradoxe brûlant de ce livre: ce qu’il raconte, c’est au sens strict un sacrifice. Edouard Levé est parti pour vivre plus longtemps. C’est réussi.

Edouard Levé , Suicide , éditions POL, 14 euros

L’AMOUR PAR CORRESPONDANCE

Traduit, annoté et préfacé par l’excellent Bernard Pautrat, voici la correspondance, durant l’année 1927, entre la poétesse russe Marina Tsvetaïeva et Rilke, sur le dos du pauvre Boris Pasternak, resté, lui, à Moscou. Lettres sublimes où, pour l’un comme pour l’autre, il s’agit autant de se déclarer poètes qu’amoureux. Ils ne se rencontreront jamais. Quand Tsvetaïeva lui écrit, désespérée, faute de réponse à sa précédente lettre, «Est-ce que tu m’aimes encore ? », d’autres vers déjà attendent Rilke…

Rainer Maria Rilke & Marina Tsvetaïeva , Est-ce que tu m’aimes encore ? , Rivages, coll. «La petite bibliothèque», 8,50 euros

FILS DE SOIXANTE-HUITARDS

La commémoration, c’est l’anniversaire raconté du point de vue des bougies. Parmi le tombereau de livres sur Mai-68, notons celui-ci, peut-être un peu plus remarquable. Virginie Linhardt est la fille de Robert Linhardt, chef de l’Union des jeunesses communistes (marxistes-léninistes), brillant orateur, dirigeant dur, qui sera renversé en septembre 1968 par Benny Levy. Il écrira alors L’Etabli , chef-d’œuvre où il raconte son établissement en usine, puis sombrera bien vite dans le silence le plus complet. Faute de pouvoir interroger ce silence, sa fille Virginie, documentariste, enquête sur les fils et les filles de ces révolutionnaires. Elle rencontre ainsi le fils de Benny Levy, juif intégriste qui poursuit l’œuvre de son père, lequel, après avoir été le secrétaire de Sartre, avait versé dans l’étude de la Thora. Ou bien Mao Peninou, le fils de Jean-Louis Peninou (journaliste à Libé ) qui a dirigé la campagne présidentielle de DSK. La fille d’Alain Krivine qui, après de brillantes études, travaille depuis vingt ans dans une agence de voyages à Neuilly. Ou l’économiste du PS, Thomas Picketty, dont les parents sont partis après 1968 élever des chèvres, avant de divorcer. Ils parlent de ces étranges familles décomposées qui furent les leurs : décomposées par la révolution, la politique, la vie en communauté, l’amour libre, le féminisme… Face à ces récits, Virginie Linhardt se considère et se compare, s’auto-analyse, pour finalement donner un petit livre plat, poignant et parfaitement irrécupérable, sur Mai-68.

Virginie Linhardt , Le jour où mon père s’est tu , Le Seuil, 16 euros

Paru dans Regards n°50, avril 2008

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *