A l’occasion de la sortie de son film sur le militant homosexuel Harvey Milk, le cinéaste protéiforme Gus Van Sant vu par le critique Jean-Marc Lalanne.
Mala Noche, le premier film de Gus Van Sant, planté dans les quartiers populaires de sa ville, Portland (Oregon), mettait en scène une histoire d’amour errante, et non réciproque, entre un Américain et deux Mexicains clandestins. L’obscurité du noir et blanc happait des parties entières de l’écran. Plongé dans un bain de couleurs très 70’s, son dernier film, Harvey Milk, met l’homosexualité au grand jour. Premier homme politique ouvertement gay, Harvey Milk était l’élu de l’arrondissement de Castro, le quartier homosexuel, à la municipalité de San Francisco. Il fut assassiné en 1978, avec le maire de la ville. Gus Van Sant retrace le combat du militant américain, auquel Sean Penn prête ses traits. La politique s’invente sous nos yeux: en train de se faire en paroles, en gestes, en idées, en sentiments. Jean-Marc Lalanne évoque ici l’œuvre tout en métamorphoses de Gus Van Sant, qui se réinvente encore une fois avec Harvey Milk.
Harvey Milk est un vieux projet de Gus Van Sant. Pourquoi le réaliser maintenant?
Jean-Marc Lalanne. Il y a un usage stratégique à réaliser le film aujourd’hui. Gus Van Sant en fait un outil pour intervenir sur des questions très contemporaines, comme la proposition 8. La lutte contre cette proposition, qui veut rendre illégal le mariage homosexuel, a été le combat personnel du cinéaste depuis un an et demi. Il a recruté de nombreuses personnes pour communiquer autour de cette question et pour empêcher (en vain) que la loi soit votée en Californie. Dans le film, Harvey Milk lutte contre la proposition 6 défendue par Anita Bryant, qui vise à interdire les métiers de l’enseignement aux homosexuels, ce qui paraît totalement barbare aujourd’hui. Gus Van Sant en fait un usage presque pédagogique pour montrer que la proposition 8 est tout aussi aberrante. Il y a une volonté très nette d’intervention militante. Le citoyen Gus Van Sant conçoit son film comme une machine de guerre contre les républicains, contre l’administration Bush. La sortie a été synchrone avec l’élection d’Obama. On a vu Harvey Milk en projection de presse aux Etats-Unis une semaine avant l’élection. On a trouvé amusant de rapprocher Anita Bryant de Sarah Palin qui était alors très présente dans les médias. Il y a entre elles une correspondance de surface; deux ex-reines de beauté, faciles à caricaturer, risibles et ultra-réacs.
Dans ce film qui prône la transparence, la sortie du «placard» , le pouvoir politique apparaît comme une affirmation de soi. En ce sens, la vie «privée» serait l’obstacle majeur à la politique.
Jean-Marc Lalanne. Cette idée est très importante politiquement, et très emblématique de ce qu’a été le mouvement homosexuel militant. Elle autorise des pratiques comme l’outing, selon laquelle, effectivement, l’homosexualité doit être mise en avant à des fins de libération. C’est d’autant plus intéressant que cela ne correspond pas du tout à la pratique de Gus Van Sant, cinéaste du secret. Il y a presque autant de secrets qu’il y a de plans dans son œuvre… Dans Paranoïd Park, le secret est même scellé : dans la lettre, qui sera brûlée. Harvey Milk recèle plein de mystères. Le film a l’air d’un biopic hagiographique mais, par moments, c’est presque un portrait à charge. S’il a des aspects de film militant gay, il montre aussi quelque chose de très malheureux dans le rapport de Milk à l’homosexualité : sa vie privée est un ratage total. Le film me semble travaillé, de manière très profonde, peut-être inconsciente, par une forme d’ambivalence, voire de méchanceté envers son personnage. Le film serait un autoportrait dépréciatif de Gus Van Sant en Harvey Milk. Comme dans Prête à tout, le film recueille la confession de Milk avant sa mort; cette analogie avec la figure arriviste de Susanne Stone en dit long… Milk répand un germe mortifère autour de lui: tous ceux qui l’entourent meurent y compris son assassin Dan White qui finira par se suicider. Il y a ce plan sublime de l’assassin presque nu étendu sur son canapé le matin du meurtre. Là, on est vraiment dans Elephant; le film montre le tueur comme un enfant, un innocent, plus émouvant que le héros.
Gus Van Sant ne serait-il jamais là où on l’attend?
Jean-Marc Lalanne. Le film m’intéresse moins pour lui-même que dans l’évolution de la filmographie du cinéaste, dans son projet global consistant à ne jamais être au même endroit, à se déplacer tout le temps dans le territoire du cinéma. C’est pour cette raison qu’on a choisi de suivre le réalisateur à la trace, sur un mode chronologique. Gus Van Sant redéfinit sans cesse ce que c’est qu’être cinéaste. Un auteur, d’abord, à l’ère de l’avènement du cinéma indépendant américain : Mala Noche (1985), Drugstore Cowboy (1989), My Own Private Idaho (1991) et Even Cowgirls Get the Blues (1993). Un artisan d’Hollywood, ensuite, avec Prête à tout (1995), Will Hunting (1997), Psycho (1998) et A la recherche de Forrester (2000). Un artiste, enfin, dont les films épurés autour de la jeunesse et la mort : Gerry (2002), Elephant (2003), Last Days (2005) et Paranoïd Park (2007) : témoignent d’une grande porosité entre les arts contemporains et le cinéma: leur plénitude esthétique fonctionne sur des boucles, presque comme des installations. L’étape Harvey Milk est passionnante; on pouvait s’attendre à ce que ce film, réalisé dans une forme très prestige movies, film à oscars, ramène Gus Van Sant à sa période hollywoodienne. Pas du tout. Ce qui caractérisait ces films hollywoodiens, c’était la modestie extrême de la place de l’auteur, son effacement; du coup, l’auteur revenait mais sur un mode fantomatique. Dans Harvey Milk, c’est l’inverse, il y a une parole d’auteur très affirmée, une parole politique très frontale, autant dans son contenu que dans son adresse. Le film vise en priorité le public américain.
Quel genre de cinéphile est Gus Van Sant?
Jean-Marc Lalanne. Il n’a pas du tout la cinéphilie du Nouvel Hollywood. Il possède un sentiment très faible de l’histoire du cinéma, entendue comme grand récit, contrairement à Scorsese ou De Palma qui, eux, ont une conscience aiguë de l’histoire des formes, pouvant même devenir tragique: ils viennent à un temps T, donc après : avec la dimension de deuil, de mélancolie que cela induit. Gus Van Sant, qui vient des arts plastiques, est postmoderne. Le cinéma est un catalogue de formes dans lequel il peut piocher, mais il y a des pans entiers de la cinéphilie classique qu’il ne connaît pas. Ses objets sont privés, il s’agit toujours de rencontres; il est l’un des rares cinéastes américains à adorer Béla Tarr et Chantal Akerman… Psycho, remake plan par plan de Psychose d’Hitchcock, est un film passionnant, qui a fonctionné pour moi comme une clé théorique de l’œuvre. Psycho pose notamment le rapport singulier que Gus Van Sant entretient à Hitchcock. Ses plans finissent toujours par lui répondre. Il ne s’agit pas du tout d’un rapport amoureux, fétichiste, à la De Palma, mais d’une relation très conflictuelle: Gus Van Sant veut déprendre le cinéma de l’autorité hitchcockienne, arracher le spectateur à la soumission à des règles (celles du spectacle), à une mécanique (celle du désir), à l’envie de voir. Il préfère l’idée d’égalitarisme.
Vous évoquez cette forme de «coprésence» qui traverse ses films, le fait d’être là et avec. Jean-Marc Lalanne. Tous ses films travaillent là-dessus; être à côté de l’autre suffit. C’est un cinéma d’ailleurs très peu sexuel. Dans Harvey Milk, la coprésence est festive, joyeuse. A mon avis, cette échoppe de photographies qui devient un local où les gens peuvent passer nuit et jour, c’est une idée du bonheur selon Gus Van Sant. A Portland, à quelques rues de son appartement, le cinéaste a une sorte de petite «factory» peuplée de gens très jeunes, documentalistes, assistants, qui ressemblent étrangement à ses acteurs. En voyant Harvey Milk, j’ai pensé à ce lieu-là.
Propos recueillis par Juliette Cerf
Paru dans Regards N°60, mars 2009.
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