Bernard-Henri Lévy, cette gauche qui double à droite

Evidemment, Regards pourrait tout simplement ne pas en parler. L’animal n’a pas bonne presse dans la gauche critique, qui l’appréhende avec le plus grand mépris. Trop mondain, trop bourgeois, trop médiatique, trop néolibéral, trop pédant. Mais comment échapper à la promo de son dernier ouvrage, Ce grand cadavre à la renverse, paru chez Grasset ? A la une du Nouvel Observateur ou de Voici, invité partout à la télé, à la radio, le matin sur France Inter, le soir chez Taddeï ou Ardisson, le dimanche en «guest star» à la soirée du Zénith contre les tests ADN organisée par Charlie Hebdo , Libération et SOS Racisme … Indéniablement, le BHL est tendance et sait y faire avec son carnet d’adresses aussi rempli que son compte en banque. Chemise blanche ouverte pour marque de fabrique, il transporte ses vieux démons, revisite ses thèmes de prédilection. Bernard-Henri Lévy version 2007 parle encore, toujours, antisémitisme, fascisme, droits de l’Homme (et surtout pas droits humains…), Darfour, Bosnie. Bien sûr. Mais il n’y a pas que cela. L’homme apparaît cette fois avec une sorte de tonicité, voire de fraîcheur, un côté «je me lâche», une mise en scène de son indignation et de sa conviction. Le tout au service d’un propos qui n’est pas que simple bavardage philosophique mais véritable discours politique. En épousant l’air du temps : avec l’allure de celui qui brise des tabous pour enfiler toutes les perles du politiquement correct et de la pensée dominante.

L’intellectuel porte avec force dans l’espace public un message: la gauche doit se rénover en abandonnant ses oripeaux marxistes, en acceptant le marché, en cessant de rêver d’un autre monde, en se débarrassant de l’influence des nationaux-républicains et en ayant une stratégie, l’alliance avec le centre. Ségolène Royal, répète-t-il à loisir, était une bonne candidate non seulement parce qu’elle avait du courage et l’envergure pour le «job», mais surtout parce qu’elle a de fait ouvert la voie à cette orientation politique. BHL est en phase avec elle pour en appeler à un «big bang» réformateur, un «Bad Godesberg» de la gauche française, un Congrès de refondation façon «anti-Epinay».

Plus que le contenu du livre : écrit dans un style haché plus que posé, souvent brouillon et pas franchement de très haute volée, accumulant les références de façon boulimique pour ébaucher au lieu de creuser les partis pris de fond et délivrant leçons et insultes plutôt que concepts et idées pour refonder à gauche : c’est la thèse générale et sa portée dans l’opinion qui méritent attention. Car il occupe l’espace et travaille les consciences. L’effet BHL de cette rentrée est un symptôme. Il met en évidence l’absence d’une charge de même ampleur de la part d’intellos de l’autre gauche, de celle qu’il dénonce comme si elle représentait LA menace pour l’avenir : quel hommage!

D’entrée, BHL se met en scène: il est un homme de gauche, fidèle. Pas de ceux qui vont à la soupe sarkozyste : même s’il fait crédit à ses amis Glucksmann et autres Kouchner de s’être ralliés pour être utiles au pays. Le livre s’ouvre sur une conversation du 23 janvier 2007 avec Nicolas Sarkozy qui le somme de soutenir sa candidature : le récit est précis et l’on sent le plaisir mi-narcissique, mi-exhibitionniste pris par BHL de donner à voir la proximité des deux hommes. Mais non… Camaraderie et jogging depuis vingt ans avec le petit Nicolas devenu grand n’auront pas raison de l’intellectuel engagé à gauche. C’est à ce titre qu’il peut donc faire la leçon à sa «famille politique».

Passons sur les images choisies de la gauche historique :l’Affaire Dreyfus, la résistance à Vichy, Mai-68, la guerre d’Algérie: et surtout celles qui ne le sont pas. Revenons plutôt sur l’actualité de la gauche. Avec Ségolène Royal, c’est une complicité de premier soir. Au premier dîner, à l’occasion de la présidentielle, il constate l’accord «sur cette fameuse alliance avec les centristes dont [il est] un chaud partisan et dont elle [lui] dit, dès ce soir-là, que ce sera, le moment venu, la seule stratégie gagnante» . L’auteur ne relève évidemment pas que cette stratégie, adoptée dans l’entre-deux-tours par la candidate : débat avec François Bayrou, hypothèse qu’il devienne son premier ministre, etc. : a été bel et bien… perdante! L’intellectuel loue l’intuition de Ségolène Royal qui a ouvert des brèches sur de nombreux sujets permettant d’entamer la mutation nécessaire du PS. Au fil du texte, on comprend qu’il a joué un rôle important dans sa campagne. Mais voilà… Un «national-républicain» est passé par là et, dans le «climat d’amateurisme» qui a régné autour de Royal, a pris un poids (trop) important. De l’encadrement militaire des jeunes à la Marseillaise encensée, Jean-Pierre Chevènement est pointé comme l’homme orchestre de ces élans sécuritaires et nationalistes. Là voilà, la gauche de droite, s’insurge-t-il! Pour BHL, Ségolène Royal ne serait qu’une victime de l’influence chevènementiste et non une actrice convaincue par ces élans réactionnaires.

Bernard-Henri Lévy bascule alors directement sur les antilibéraux, auxquels il consacre un chapitre. La gauche doit se rallier «clairement, sans réserves ni faux-fuyants, aux contraintes d’une économie de marché à laquelle tout le monde sait, de nouveau, qu’il n’y a pas d’alternative» . Etre antilibéral, voilà le «poison» dont doit se débarrasser la gauche. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier les Bové, Besancenot, communistes et bourdieusiens, tous ces «ignares» , sans compter le «cerveau dinausorique du sénateur Mélenchon» ou l «imposture planétaire» qu’est Noam Chomsky : et encore, je vous épargne Georges Marchais, cet «apparatchik communisto-pétainiste» … D’emblée, on est pourtant frappé par le paradoxe de son propos. A la fois, la gauche de transformation sociale n’existe plus : le PCF est à l’agonie, les trotskystes sont des sectes, et plus personne ne «rêve de recommencement radical» : et, en même temps, il faut l’abattre car «l’antilibéralisme a fini par s’imposer» . Non seulement tous ceux-là n’ont rien compris au libéralisme mais ils fustigent «l’Europe, l’Empire, l’Amérique, la Liberté et, pour finir, les juifs» . BHL n’a pas peur des raccourcis. Il y va même à la kalachnikov|: communistes, altermondialistes et bourdieusiens sont de dangereux totalitaires, nourris par Carl Schmitt, néofascistes en somme… La charge est si violente qu’on pourrait s’étrangler de la bienveillance de l’intelligentsia médiatique qui lui sert la soupe à longueur d’édito ou d’émission. Si l’on n’avait pas en tête que tout ce si petit monde se donne la main pour promouvoir une gauche sans odeur ni saveur, consensuelle et recentrée…

Mais venons-en à un point plus ahurissant encore|: 400 pages sur la gauche et rien de rien sur la question sociale. Pas un paragraphe ni même une larme, fût-elle convenue, sur la pauvreté, la précarité, les inégalités. Le néant, l’impensé total. Même la critique sur Sarkozy ne porte à aucun moment sur ses choix économiques et sociaux. BHL trouve niais et ridicule d’être du côté des victimes et appelle plutôt à «bien faire le tri entre les bons et les mauvais opprimés» (sic). «Je n’aime pas cette gauche qui double à droite» , ose-t-il écrire. Précisément, nous non plus. C.A.

Paru dans Regards n°45, novembre 2007

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