Le syndrome italien

Qui, aujourd’hui, n’a pas mal à l’Italie?

Le retour triomphal de Berlusconi et la victoire d’un néofasciste à Rome sont une mauvaise nouvelle. Pas que pour l’Italie. Nous avons à l’Elysée celui que le Condottiere appelle « mon copain » et qui a été son avocat dans les années quatre-vingt. Conjoncturellement, il n’est certes pas très flambant. Mais, à ce jour, la gauche française n’est pas en meilleure santé que son homologue italienne. Pour éviter le pire, prenons donc le temps de réfléchir au cas italien. Que nous dit-il de ne pas faire? Que nous suggère-t-il de tenter?

Ce qu’il faut surtout écarter, c’est le choix stratégique de la force dominante dans la gauche italienne. Dans le sens d’un recentrage, les démocrates de gauche sont allés plus loin que quiconque en Europe. L’ex-communiste Walter Veltroni n’a eu de cesse de récuser le clivage droite-gauche. Fascinés par les démocrates à l’américaine, il a choisi le centre-gauche à 100%. Favorables dès le début à l’expérience du New Labour anglais, lui et ses amis ont rompu avec la tradition radicale et transformatrice du mouvement ouvrier et démocratique européen. Résultat: ils ont perdu. La leçon doit être retenue : dès que les frontières de la gauche et de la droite s’estompent, quand droite et gauche donnent l’impression qu’elles font en gros la même politique, que les différences ne portent ni sur les dossiers lourds de l’économico-social, ni sur l’attitude à l’égard de l’ordre social, alors la droite gagne. La droite la plus sûre d’elle-même, la plus décomplexée, en bref la plus à droite. France 2007 et Italie 2008: même motif, même punition.

Le problème est que la gauche de gauche a subi un échec encore plus cuisant. Il y a quelques années à peine, le parti de la Refondation communiste esquissait une voie originale, combinant l’action dans les institutions et la recherche d’une dynamique appuyée sur les mouvements sociaux et sur la grande vague critique de l’altermondialisme. Entre-temps, ils ont décidé de participer au gouvernement Prodi, au nom de l’urgence du péril berlusconien. Vouloir rassembler la gauche contre une droite hargneuse et radicalisée est une chose ; cautionner les coalitions politiques de centre-gauche en est une autre. En peu de temps, ils sont passés d’une posture de critique radicale à la participation gouvernementale, puis, tout aussi brutalement, ils sont retournés à la prise de distance globale. Au dernier moment, ils ont tenté une coalition de circonstance avec les Verts et les radicaux italiens, sous le label de l’Arc-en-ciel. Ils n’ont pas convaincu et, pour la première fois depuis la Libération, il n’y aura pas de communistes à la Chambre. Les amis de Rifondazione ont tenté ; ils ont échoué. Comme les communistes et les alternatifs français, ils le paient au prix fort.

Au final, il y a eu à la fois poussée à droite de l’échiquier politique et percée du bipartisme. Cela ne vous rappelle rien ? Et pourtant, ce n’est pas une fatalité, pas plus en Italie qu’en France. L’espace existe depuis des années pour une gauche bien à gauche et non marginalisée. Si l’on y réfléchit, en Angleterre, les « liberals » hostiles à la guerre ont bousculé le tête à tête des travaillistes et des conservateurs et, en Allemagne, Die Linke est en train de perturber gravement l’alliance du SPD et de la CDU.

Quelle leçon tirer du mauvais exemple italien? Que la social-démocratie est trop engagée à droite pour espérer changer le cours des choses? Qu’il vaut donc mieux s’attacher, en attendant, à regrouper le bloc des plus révolutionnaires? Ce serait une erreur. Quand le bipartisme s’installe, la droitisation d’une partie de la gauche ne donne pas de belles joues à une gauche de la gauche. Si les forces critiques se cantonnent dans la fonction d’aiguillon minoritaire d’une gauche vouée à l’hégémonie sociale-libérale, elles renoncent à peser sur le cours des choses. Mais, en sens inverse, si l’on se met en pratique à la remorque de la social-démocratie actuelle au nom du danger que fait peser la droite radicalisée, on ne permet pas à la gauche de trouver son allant. Et, à l’arrivée, il ne reste que les larmes pour pleurer.

Que faire? D’abord, ne pas s’accoutumer à l’idée que, parce que sa mécanique est aujourd’hui entraînante, le bipartisme est de ce fait irrépressible. Le socialisme européen est entraîné vers le centre ? Sans doute. Mais il le fait parce qu’il n’y a pas, sur sa gauche, de dynamique à vocation majoritaire suffisamment ambitieuse pour qu’il en soit autrement.

Faute de grives, on mange des merles, dit-on. Pas terrible, comme perspective… Se contenter, faute de mieux, de regrouper les seuls révolutionnaires, comme le veut la LCR en créant un Nouveau parti anticapitaliste, voilà qui est une stratégie courte, vouée à l’impasse; mais attendre de l’intérieur de la social-démocratie un sursaut salvateur est une illusion. Peut-on éviter, et l’impasse, et l’illusion? Les moyens existent. La critique de l’ordre dominant n’a pas faibli. La politique arrogante de la droite suscite et suscitera bien des combats. Des forces, individuelles ou collectives, partisanes ou non, ne veulent pas se résigner et ne veulent ni de la contestation à la marge, ni du vote pour le moindre mal.

Ces forces existent, de façon heureusement plurielle. Mais la pluralité, pour l’instant, fonctionne à la séparation. Il n’y a pas de lieu où se retrouver, pour échanger, réfléchir, élaborer des ripostes, construire de l’alternative partagée. On se retrouve, à l’occasion, dans des «fronts» parcellaires. Mais on ne sait pas converger en continu, au-delà de la lutte immédiate ou de la conjoncture électorale. En bref, les forces existent mais, séparées, elles ne font pas force politique. Elles ne pèsent pas au cœur de l’espace politique.

Tout cela, parce qu’il n’y a pas de lieu permanent où l’on puisse s’agréger en restant soi-même, pas de table commune autour de laquelle se réunir. Quand un lieu n’existe pas, vous ne pensez pas qu’il vaut la peine de le construire.

R.M.

Paru dans Regards n°52 mai-juin 2008

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