Prud’hommes : scènes de combativité ordinaire

Quelle place occupent les prud’hommes dans le monde professionnel? Ils sont très populaires parmi les salariés, dont le recours à ces juridictions paritaires est massif. Mais les élections prud’homales connaissent toujours de très forts taux d’abstention. Tendance confirmée pour le 3 décembre prochain.

Dans la recherche collective que vous avez menée pour le compte de la direction de l’animation et de la recherche des études et des statistiques (Dares) et qui fait l’objet d’une publication, vous battez en brèche l’idée généralement admise que les conflits sociaux seraient en baisse depuis un quart de siècle. Pourquoi?

Sophie Béroud . Le point de départ du livre, c’est sans doute un certain agacement par rapport à l’usage de l’indicateur qu’est la Journée individuelle non travaillée pour fait de grève (JINT), établi par le ministère du Travail. Cet indicateur, qui est utilisé tout le temps, permet ainsi de montrer une baisse frappante des conflits sociaux depuis le début des années 1980. Hormis quelques pics, uniquement dans le secteur public, en 1995 ou en 2003, il ne se passerait quasiment plus rien en matière de conflits sociaux dans le secteur privé. Avec l’enquête REPONSE (1) (voir encadré), qui a quantifié les formes, l’intensité et la nature des conflits dans des établissements en 1996-1998 et 2002-2004, on a découvert un autre visage de la conflictualité. L’enquête a en effet élargi la palette d’indications, en retenant en dehors de la grève de huit heures, le débrayage, les manifestations, les pétitions, mais aussi d’autres formes plus individualisées, comme le refus des heures supplémentaires ou l’absentéisme.

Qu’en ressort-il?

S.B. Notre surprise a été de voir que dans ces établissements, tous les indicateurs augmentent hormis la grève de plus de 48 heures. Ainsi, sur la période 2002- 2004, 30 % des entreprises a rencontré au moins un conflit dans l’année, contre 20,7 % en 1996-1998. Cela est très intéressant sur le plan politique car cela renvoie sur tous les discours de la disparition de la classe ouvrière et d’un monde ouvrier éclaté. Si cela n’annule pas tous les processus de fragmentation et de division interne, cela montre qu’il y a des résistances, des formes de contestation interne.

Y-a-t-il d’autres points marquants qui ressortent de l’enquête REPONSE?

S.B. Déjà, le secteur industriel reste le premier secteur conflictuel. Ensuite, le motif principal des conflits, c’est vraiment le salaire. Cela est très intéressant pour les syndicats, car des études montrent que la revendication salariale a eu tendance à être un peu marginalisée dans les confédérations alors que cela reste la première revendication pour les salariés. On s’aperçoit également qu’on ne fait plus grève de la même façon qu’autrefois : on ne peut plus faire grève longtemps, donc les débrayages sont préférés. Il est souvent très difficile de demander aux salariés de faire une grève toute la journée. Faire grève une heure, peut permettre d’impliquer plus de gens, car c’est moins coûteux sur les salaires. Et même une grève de quelques minutes peut être très efficace, notamment dans des productions à flux tendus. Enfin, la présence ou non de syndicats dans un établissement est une des variables qui font qu’il y a ou non de la conflictualité. Les syndicats continuent ainsi de jouer un rôle dans l’existence de l’action collective dans l’entreprise. En même temps, il ne faut pas se leurrer : le fait qu’il y ait beaucoup de formes individualisées de contestation renvoie aussi aux difficultés des syndicats à mettre en commun des mécontentements individuels, à les transformer en expression collective et en revendications.

Dans ces conditions, quelle place occupent les tribunaux des prud’hommes?

S.B. Les prud’hommes constituent un enjeu symbolique fort pour les syndicats. Depuis maintenant neuf mois, quasiment toute l’activité syndicale est consacrée à la préparation des élections prud’homales. Pourtant on va encore se trouver avec un taux d’abstention très fort (2). C’est assez surprenant que l’on mise tant sur une élection dans la mesure où seulement une fraction réduite du salariat s’exprime. Mais il y a beaucoup d’attente notamment depuis la réforme des règles de représentativité car cela pourrait donner des éléments quant à la hiérarchie syndicale. Cette élection est un peu ambiguë car, s’il y a une popularité des prud’hommes au sein du salariat, ce n’est pas le fait d’être défendu par un représentant de la CGT ou celui de FO qui établit une différence. Ce que recherchent les salariés, c’est d’avoir l’assurance d’une représentation syndicale pour être bien défendus.

Signe de la précarisation du marché du travail, de nombreuses études ont montré que le recours aux prud’hommes a considérablement augmenté…

S.B. En effet, il y a un processus de judiciarisation des relations sociales dans l’entreprise avec des recours plus fréquents. S’il n’y a pas en volume d’augmentation très forte, on remarque par contre une augmentation dans les petites entreprises. Surtout, on voit que lorsqu’il y a des tensions dans ces petites entreprises, cela se règle immédiatement en dehors, devant les prud’hommes ; alors que dans les grandes entreprises, il y a visiblement plus de lieux de médiation, notamment parce qu’il y a une présence plus forte des syndicats. Le recours au droit, aux prud’hommes, cela montre l’état déplorable des relations sociales. Je l’ai observé dans le cadre d’une enquête sur le centre commercial de la Part-Dieu, à Lyon. Quatre salariées qui travaillaient dans une enseigne de vêtements ont été licenciées du jour au lendemain et remplacées par une nouvelle équipe. La démarche immédiate a été pour elles d’aller aux prud’hommes car il n’y avait aucune possibilité de dialogue.

La réduction du nombre des prud’hommes, dans le cadre de la réforme judiciaire, n’a pas ému largement…

S.B. Cette réduction du nombre de tribunaux, à laquelle il faut ajouter la réécriture du code du travail, est pourtant dramatique : car dans beaucoup de conflits, le recours aux prud’hommes est ce qui permet de structurer un conflit. Et c’est autour d’un procès que vont pouvoir être organisées des manifestations, une médiatisation, etc. Ainsi, des intérimaires de Renault Trucks dans le Rhône ont débuté leurs actions par quatre recours aux prud’hommes. C’est parce qu’ils ont gagné qu’ils ont ensuite pu obtenir la transformation de 300 contrats en CDI. Le recours aux prud’hommes, c’est donc souvent un vecteur, une ressource pour la lutte.

Qu’en est-il de ces formes de conflictualité individualisées, telles que le refus des heures supplémentaires ou l’absentéisme?

S.B. Le refus des heures supplémentaires, c’est une surprise de l’enquête d’autant plus qu’on sait que des salariés les acceptent pour augmenter leur salaire. Bien sûr, il ne faut pas interpréter trop vite cet indicateur. Car cela peut être également lié aux difficultés à concilier, notamment pour les femmes, vie de famille avec des heures sup. Mais il y a aussi sans doute une part de refus d’être soumis tout le temps à l’entreprise, la volonté de pouvoir garder du temps en dehors du travail contraint. Cela conduit à relativiser le discours gouvernemental qui dit que ce sont les entraves légales qui empêchent le travail du dimanche… Cela montre qu’une des formes de résistance ordinaire au travail, c’est de dire : « je ne travaille pas à n’importe quel prix. » On peut dire stop, même avec des salaires très bas. Un autre mode de conflictualité, c’est l’absentéisme qui peut devenir massif quand il n’y a plus rien à espérer en termes de salaires ou d’amélioration des conditions de travail. Tout cela se traduit dans l’entreprise non pas par une conflictualité ouverte mais un agrégat de mécontentements. Plus qu’une prise de parole collective, les salariés que nous avons rencontrés exprimaient surtout leur désinvestissement du travail. Avoir plus d’enquêtes sur les formes de résistance et de combativité ordinaire dans les entreprises pourrait permettre d’aller plus loin dans l’analyse.

Recueilli par Emmanuelle Cosse

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