Après plusieurs mois de crise aiguë, le plus ancien parti politique d’Afrique se déchire. L’aile «gestionnaire» devrait créer sa propre formation dans les semaines à venir. Laissant à l’ANC le soin d’assumer un nouvel ancrage plus marqué à gauche. Et revitalisant l’ensemble du champ politique sud-africain.
Douloureuse fin d’année en Afrique du Sud. Dans la nuit du 10 novembre mourrait en Italie Miriam Makeba, 76 ans, chanteuse, militante anti-apartheid, beauté suave et ondulante des cabarets des townships de Jo’burg dans les années 1950. Interdite de retour dans son pays pendant trente ans, épouse : quelque temps : du black panther Stokely Carmichael, allumant la foule à Kinshasa en 1974 lors du rumble in the jungle Ali-Foreman… quelques épisodes d’une vie débordante (jusqu’au bout) d’engagements. Quelques jours plus tôt, le 4 novembre, une autre «institution» du siècle sud-africain était sévèrement secouée : le Congrès national africain (ANC), parti historique de la lutte contre le régime de ségrégation raciale voyait quelques-uns de ses cadres, dont d’anciens ministres du gouvernement de Thabo Mbeki, annoncer leur départ pour créer un nouveau parti. Le 16 décembre à Bloemfontein, une étape décisive devrait être franchie avec la naissance d’une organisation politique qui pourrait se nommer le Congrès démocratique d’Afrique du Sud (1). Le lieu et la date choisis pour ce lancement sont lourds de sens : le 16 décembre est le «jour de la réconciliation» dans l’Afrique post-apartheid, héritage d’une date qui a longtemps célébré une sanglante victoire afrikaner contre les Zulus en 1838 ; et c’est à Bloemfontein qu’a été crée le 8 janvier 1912 l’ANC (2).
ANC, MARQUE HISTORIQUE
Pour Dominique Darbon, professeur de science politique à Bordeaux, ancien directeur du Centre d’études d’Afrique noire (3), c’est bien «la marque historique ANC qui est l’enjeu principal» de cette annonce. «Rien n’est joué pour le moment mais les évolutions en cours sont très intéressantes et, dans tous les cas, la création d’un parti significatif : c’est-à-dire qui aurait des branches dans toutes les provinces et en nombre significatif : serait une bonne chose pour la démocratie sud-africaine en ouvrant la voie à l’alternance.» Comment le plus vieux parti politique d’Afrique en est-il arrivé à cette scission ? Elle est d’abord le résultat de la rivalité opposant Thabo Mbeki à Jacob Zuma. En octobre 2004, s’ouvre un procès pour corruption dans un contrat d’armement impliquant le groupe français Thalès dans lequel est cité le vice-président Jacob Zuma. En juin suivant, une semaine avant qu’il ne soit inculpé, le président Thabo Mbeki le relève de ses fonctions. En décembre 2005, le «cas» Zuma s’aggrave : il est accusé de viol. Il sera acquitté en mai 2006 mais ressort affaibli de cette affaire. Convaincu que ses déboires résultent d’un complot orchestré par l’entourage présidentiel, il est alors décidé à reconquérir sa place de premier prétendant à la succession de celui qui est désormais son principal ennemi. Le 18 décembre 2007, à Polokwane, Jacob Zuma est élu président de l’ANC avec 60 % des voix, s’ouvrant une voie dégagée vers un succès aux élections générales prévues au printemps 2009. L’année 2008 s’avère difficile pour le président mis en minorité dans son propre parti : climat sécuritaire dégradé, lynchages xénophobes, coupures d’électricité à répétition, la société sud-africaine grince. En septembre dernier, l’ANC décide de démettre Thabo Mbeki de sa fonction de chef de l’Etat. En effet, ce dernier n’est pas élu au suffrage universel mais désigné par le Parlement, où l’ANC tient presque deux tiers des sièges, ce qui en fait le véritable patron de l’exécutif. Kgamela Mothlante, ancien locataire de la prison de Robben Island comme Zuma et Mandela, secrétaire général du parti pendant dix ans, succède donc à Mbeki qui, le 21 septembre dernier, a remis sa démission. La rupture est consommée et le mois d’octobre voit, dans un climat de fortes tensions, Mosiuoa Loketa, ex-ministre de la défense, et Mbhazima Shilowa, cadre influent du parti, mener une fronde qui devrait donc accoucher bientôt d’un nouveau parti.
RIVALITES ET SCISSION
«A l’origine de cette tentative de scission, il y a incontestablement la rivalité entre Mbeki et Zuma, décrypte Dominique Darbon, mais plus largement entre Mbeki et les technocrates d’un côté et les concurrents qu’il avait toujours évincés de l’autre. Les tensions ont été très fortes et ont traversé toutes les branches et organisations provinciales du pays. C’est une exaspération de militants ne se reconnaissant plus de choix communs après ces années de gouvernement qui ont permis à certains d’émerger tandis que d’autres continuaient dans la marginalisation. La coupure se fait aussi entre le Cosatu [puissante centrale syndicale], le SACP [Parti communiste] et les Jeunes [Youth league], d’une part, et l’ANC, conservateur et gestionnaire, d’autre part. C’est une rupture de la triple alliance qui fondait le pouvoir ANC jusqu’ici et qui exprime à la fois des rivalités de personnes et des choix de politique économique : plus proche des demandes de la population ouvrière, employée et pauvre pour les pro-Zuma et plus proche des nouvelles catégories sociales en voie d’enrichissement pour les pro-Mbeki.»
Une OPA du Cosatu, du SACP et de la Ligue des jeunes sur l’ANC n’est pas exclue. Cela marquerait-il pour autant une «gauchisation» du programme du parti ? Si Jacob Zuma reste bien le candidat de l’aile gauche du parti, «à ce jour, il a donné des gages de continuité et même de meilleure gestion, tempère Dominique Darbon : maintien de Trevor Manuel au Budget, annonce de maintien des politiques économiques de stabilité des agrégats et favorables aux entreprises, maintien de nombreux ministres de Mbeki au gouvernement sauf dans les postes de sécurité» . De fait, Zuma se montre peu critique à l’encontre des choix libéraux de son prédécesseur dont personne ne peut nier qu’il a su garantir une certaine stabilité économique au pays durant ces neufs années. Cependant, la présence du Cosatu, du SACP et de la Ligue des jeunes à ses côtés devrait le pousser à défendre une politique sociale plus offensive.
SIDA, QUESTION CRUCIALE
Sur certains sujets, il n’aura aucune difficulté à faire mieux que Mbeki. Fraîchement nommée ministre de la santé, Barbara Hogan s’est empressée de déclarer «nous savons que le VIH est la cause du sida» (4), se démarquant ainsi de celle qui l’a précédée, Manto Tshabalala-Msimang, surnommée «docteur betterave» pour avoir toujours affirmé que le sida pouvait se traiter avec des produits naturels. Sur cette question : cruciale dans un pays qui compte 5,5 millions de séropositifs sur une population totale de 48,5 millions d’habitants : nul n’ignore le bilan désastreux du président sortant. Selon une récente étude de santé publique de l’école d’Harvard, 333 000 décès seraient imputables à son refus de faciliter l’accès des malades infectés aux traitements antirétroviraux. De son côté, Jacob Zuma a déclaré, lors de son procès pour viol, qu’une bonne douche prise après une relation sexuelle suffisait à diminuer les risques de contamination…
OUVERTURE DU CHAMP POLITIQUE
Face à ce personnage resté très populaire malgré ses déboires judiciaires et seul leader d’une ANC désormais ancrée plus clairement sur des bases ouvriéristes, s’avance une nébuleuse (anciens de l’équipe Mbeki, pro-Buthelezi, représentants du black business…) qui semble bien décidée à en découdre. Helen Zille, présidente de l’Alliance démocratique (deuxième formation politique du pays avec 12 % des suffrages obtenus lors des élections de 2004) leur a déjà fait des appels du pied. Une éventuelle alliance de ces forces au sein d’une coalition conjuguée à un important départ de députés de l’ANC pourrait affaiblir ce parti bientôt centenaire. Une possibilité qui n’a pas échappé à sa direction : «l’ANC retarde la publication des listes de ses candidats de peur que les «déçus» ne décident de rejoindre le parti concurrent» , rapporte Dominique Darbon. Nelson Mandela, resté silencieux tout au long de la crise, aurait été approché mais sans succès. Mbeki n’a toujours pas fait connaître sa position.
Seule une chose est sûre : après quinze ans de pouvoir hégémonique, cette scission va contribuer à faire de l’ANC «un parti comme les autres, ne pouvant plus revendiquer le pouvoir au nom de sa légitimité historique» . Une page est définitivement tournée en Afrique du Sud. Bonne nouvelle : derrière, le champ politique s’ouvre et le débat s’enrichit. E.R.
[[1. Une appellation dont le sigle en anglais (SADC) est identique à celui de la Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern African Developement Community), organisation régionale dont l’Afrique du Sud est un pilier. –2. Qui s’appela d’abord le South African Native National Congress. –3. L’Afrique du Sud, puissance utile (Belin, 2000), L’après Mandela, enjeux sud-africains et régionaux (Khartala, 1999) –4. Le Monde du 16 octobre 2008.
] Regards n°57 décembre 2008
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