Georges Duby, un pionnier qui a payé d’exemple

Le célèbre historien du Moyen Age qu’était Georges Duby a innové dans tous les domaines de son objet d’études. Il fut aussi un combattant du partage de la culture. Et un citoyen.

Les recherches de Georges Duby se sont déroulées au long de plus de 40 ans. Son oeuvre est l’une des plus amples et plus novatrices de la deuxième moitié du XXe siècle. Il reviendra aux médiévistes d’en prendre mieux encore la mesure, d’en préciser les mouvements, l’évolution, la portée pour la connaissance historique en France et dans le monde. Je voudrais seulement présenter ici (avec leurs limites, leurs lacunes, leurs traits personnels) quelques éléments de témoignage: celui d’un historien, mais dont les recherches portent sur de tout autres périodes (celles de la Révolution française et de l’Empire et par ailleurs celle du Concile Vatican II et de l’évolution de l’Eglise depuis ce concile); plus encore celui d’un citoyen français qui a eu le privilège d’être l’un des étudiants de Georges Duby puis de garder avec lui des relations d’amitié qui se sont poursuivies au fil des années.

Les travaux de Georges Duby ont eu comme horizon les chantiers de l’histoire du Moyen Age. Entendons d’abord l’étude des racines, des processus, des étapes, des voies et cheminements divers en Europe, par lesquels est entré en genèse puis (entre le milieu du Xe siècle et la première moitié du XIe siècle) s’est cristallisé (c’est là ce que Georges Duby a pu appeler  » la révolution féodale « ) et installé de manière tout à la fois dominante, évolutive et durable (et cela, pour la France, à des égards essentiels, jusqu’à 1789) un grand type spécifique de système économique, social, politique, idéologique, de relations organiques et contradictoires, de relations entre les êtres humains. Celui de la société féodale, une société où les rapports entre seigneurs et paysans occupent une place axiale. Avec sa thèse de doctorat d’Etat (1) puis, plus tard, avec notamment son grand ouvrage sur l’Economie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (2), Georges Duby explore de façon novatrice les conditions et processus au niveau des techniques et capacités du travail, les formes d’évolution des rapports de production (et notamment des types et niveaux de prélèvements en nature, en travail, en argent) entre petits producteurs paysans des communautés rurales et maître des domaines et pouvoirs seigneuriaux du IXe au XIIIe et de manière plus brève aux XIVe et XVe siècles.

Les articles et les ouvrages de Georges Duby ont par la suite contribué à faire reculer les limites de la connaissance sur des chantiers difficiles. La complexité et l’originalité des structures sociales, des manières de vivre, leur profond éloignement (derrière les pièges des apparentes similitudes) de celles de la fin du XXe siècle, les lacunes des sources (surtout lorsqu’on s’éloigne des milieux dominants, ceux des gens du clergé et de la noblesse longtemps seuls ou presque seuls auteurs ou objets des documents (3)) constituent ici des obstacles de haute altitude.

Faire reculer les limites de la connaissance sur des chantiers difficiles

Ces chantiers, ce sont notamment ceux de la connaissance des modes de vie, des rapports interhumains, de la qualité et des contenus historiques, des manières psychiques de sentir, aimer, vivre et se représenter son corps, avec leurs traits essentiels de dominance et leurs évolutions dans la noblesse. Ces chantiers, ce sont aussi ceux des catégories idéologiques essentielles et historiquement spécifiques (telles les catégories de surnaturel et de hiérarchie) elles-mêmes enracinées dans le mouvement des rapports sociaux et à partir desquelles les gens d’Eglise élaboreront une grandiose représentation du Ciel, de l’Univers, de la vie sociale, des destins de l’existence humaine. Le beau livre de Georges Duby, les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme (4) montre combien cette représentation [à la fois idéologie et théologie (5)] plonge ses racines vivantes dans la  » révolution féodale  » tout en contribuant puissamment à l’avènement et au maintien de la nouvelle structure sociale.

Il s’agit d’une élaboration complexe où les clercs du début du XIe siècle mobilisent, réutilisent, ploient,  » bricolent  » (au sens où Lévi-Strauss entend ce terme dans la Pensée sauvage), sélectionnent les signes, les pratiques liturgiques, les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, des Pères de l’Eglise pour élaborer ce système où tout est hiérarchie: dans la structure du monde divin et céleste, dans les rapports entre ciel et terre, dans la société humaine féodale avec ses rapports de complémentarité et de subordination (entre gens d’Eglise  » qui prient « , les nobles  » qui combattent « , tous les autres  » qui travaillent « ). Ces élaborations, elles-mêmes complexes et évolutives du XIe au XIIIe siècle s’accompagnent de la construction d’édifices de haute fonction symbolique aux significations de richesse tout à la fois historiquement situées et inépuisables: Georges Duby nous aide à en comprendre la genèse et à mieux en déchiffrer les sens dans ses travaux sur l’art médiéval (6).

Des travaux stimulants pour les historiens de toutes les périodes et pour d’autres chercheurs

Les travaux de Georges Duby se sont aussi de plus en plus orientés vers un front pionnier de la recherche: celui de la connaissance des structures de parenté, des rapports entre  » jeunes  » (au sens médiéval) et  » vieux  » (les pères, chefs de lignage, maîtres des biens et des pouvoirs dans l’aristocratie), des statuts des femmes (7), des relations entre évolution des structures sociales,  » révolution féodale « , rôle de l’Eglise et transformations des formes de sexualité et de la conjugalité du Xe au XIIe siècle:  » Le chevalier et le prêtre affrontés. Entre eux, la femme. De la femme, que savons-nous ? Sur cette interrogation se clôt le livre  » écrit Georges Duby en parlant du Chevalier, la femme et le prêtre (8).

La grande richesse de ces travaux, le caractère nourrissant et stimulant pour les historiens de toutes les périodes comme pour des chercheurs d’autres sciences sociales de cette démarche tient à beaucoup d’égards à ce qu’ils sont conduits par Georges Duby dans le cadre d’interrogations et de réflexions anthropologiques sans cesse renouvelées. Et cela notamment à partir d’une fécondation mutuelle critique, rigoureuse, raisonnée entre l’histoire sociale (avec au départ une place essentielle pour la connaissance de l’histoire des capacités productives et des rapports sociaux qui s’y rattachent) et les éclairages de l’ethnologie (9), de la psychologie, des recherches sur ce que l’on a un temps appelé  » l’histoire des mentalités « , et, plus rigoureusement, celle des outillages et des catégories de pensée.

Georges Duby explicite cette démarche et sa propre relation avec les apports de Marx en commentant le titre des Trois Ordres et l’imaginaire du féodalisme. » Je n’avais pas choisi le mot  » féodalisme  » seulement pour faire enrager mes amis antimarxistes. Je tenais à situer exactement mon propos dans le droit fil d’une enquête d’histoire sociale dont les premiers questionnaires s’étaient édifiés par référence à la pensée marxienne et qui, dans son progrès, ne s’était nullement retournée contre celle-ci. Son développement naturel l’avait menée un peu plus loin que Marx et Engels n’étaient allés et ceci parce que de leur temps on en savait trop peu sur les sociétés du Moyen Age. Dans le prolongement d’une étude approfondie des structures matérielles, je m’avançais délibérément vers d’autres formes qui n’existent que dans la pensée. Persuadé que l’homme ne vit pas seulement que de pain, j’entendais mesurer quel est le poids du mental dans l’histoire des sociétés humaines. C’était refuser de m’en tenir au matérialisme, mais ce n’était pas rompre, encore moins renier, comme tant d’autres le faisaient, bruyamment, jetant leur gourme. Ce qui fut fort bien compris dans une séance du Centre d’étude s marxistes du boulevard Blanqui, qu’Ernest Labrousse m’avait fait l’honneur de présider, où, toute une soirée, nous débattîmes de mon livre avec ardeur et profit  » (10).

Le souci de contribuer au partage des trésors passés et présents de la culture

Ces travaux sont tout à la fois différents et inséparables d’un autre versant essentiel de l’activité et des préoccupations de Georges Duby: son souci, comme enseignant et chercheur, comme citoyen, comme être humain, de contribuer au partage des trésors passés et présents de la culture, un partage au service de tous, un partage destiné à élargir sans cesse le cercle des citoyens connaisseurs. Georges Duby y a travaillé selon des modes multiples qui ont eux-mêmes concerné diverses composantes de la culture. Il l’a fait en ouvrant les voies de la connaissance historique aux jeunes étudiants en des cours d’où l’on sortait interpellé et empli du désir de revenir. Mais c’est bien au-delà de ces auditoires que les livres de Georges Duby permettent à un large public de découvrir les réalités, les rêves, l’art et les symboles du temps des seigneurs et des paysans.

Des livres qui, au fil des années, ont représenté des rebondissements de la recherche tout en entrant en résonance (avec force et hors de tout anachronisme) avec les transformations, les interrogations, les inquiétudes (11), les espoirs, les recherches tâtonnantes que vivent les citoyens et citoyennes de cette fin de siècle et de millénaire, tous sujets, acteurs et spectateurs de la transformation (immense et inédite) en cours des forces productives humaines (qui, avec la révolution informationnelle, est constitutive d’une nouvelle étape de l’hominisation), les ruptures, les crises, les conflits entre stratégies de classe et de civilisation qui s’affrontent sur les choix à opérer pour le présent et l’avenir. Cela avec les mutations, les pertes de repères et les inventions contradictoires et mouvantes de nouveaux repères en matière de perspective politique de libération humaine, de rapports hommes-femmes, de formes de conjugalité, de chemins pour la (les) manières d’être désormais père et mère. Un ouvrage comme le Chevalier, la femme et le prêtre est de ceux qui nourrissent la réflexion citoyenne sur quelques-uns de ces chantiers quotidiens, de forts enjeux et d’ample mouvement.

Georges Duby nous a aussi montré, en payant lui-même d’exemple, que c’est en toutes les formes d’expression et sur tous les terrains que se mène le combat pour le droit à une culture créative de haute qualité pour tous. Cela est vrai sur le terrain de la bande dessinée où, dans les années 1980, Georges Duby a en quelque sorte traduit son livre sur le chevalier Guillaume le Maréchal (12). Cela est vrai de ses interventions sur le terrain de la télévision, depuis l’admirable série sur le Temps des cathédrales jusqu’à son rôle dans la naissance de la Sept-Arte, puis à sa direction. La célébrité, la présence en de prestigieux lieux d’honneur comme le Collège de France ou l’Académie française n’ont jamais empêché Georges Duby de veiller de plus en plus  » au grain « . » On est devenu, a-t-il écrit il y a quelques années (13), très vulnérable. Je ne parle pas de l’envie, des rancunes, de l’ingratitude. Je parle de la crainte d’être oublié qui porte à parler trop, et trop haut. Je parle du temps mangé, perdu dans les futilités, d’une tendance à se monter la tête, à se prendre pour ce que l’on n’est pas. Cependant, le danger, à mes yeux, le plus grave, s’est accru récemment quand a changé le statut des livres que nous écrivons, quand ils sont devenus des produits de consommation large, des marchandises lancées à grand renfort de publicité. Pour mieux les vendre, on fait de leurs auteurs des vedettes. Périlleuse est notre entrée dans le grand public, l’inclination à lui plaire. Ceci dit, à la fin d’une vie, riche d’expérience et ne faisant plus grand cas des vanités, on a le sentiment d’accéder à la liberté pleine « .

Ces lignes le montrent: Georges Duby était aussi un citoyen dont les interventions se sont toujours rattachées aux causes de progrès dans les moments décisifs (telle l’époque de la guerre d’Algérie) de ces quarante dernières années. Il avait porté un regard critique sur les sociétés de l’Est et les partis communistes, sans complaisance mais sans hargne ni dénigrement; sans adorer (dans les années 1950 ou 1960) et sans brûler (à la fin des années 1980 ou dans les années 1990). Tant il est vrai par ailleurs, à mon sens, qu’il ne faut brûler et adorer ni à l’endroit ni à l’envers mais plus que jamais contribuer à développer la réflexion lucide, raisonnée, critique, comme base de l’intervention citoyenne.

Ce n’est pas solliciter sa pensée que de dire qu’avec sa vigilance sereine et critique d’historien, il fondait un grand espoir (14) dans un renouveau des forces progressistes et d’un communisme profondément rénové, un espoir en regard des crises, des fureurs, des souffrances d’un univers régi par l’esprit des lois du capital financier. Malgré sa mort physique, ses paroles en ses livres sont présentes et vivantes pour nous éclairer, à partir de l’histoire médiévale, sur les processus historiques. Elles nous aident à garder à la fois vigilance rationnelle et critique envers toutes choses et espérance dans la libération humaine.

* Historien.

1. La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, éditions Armand Colin, 1953, 675 pages.

2. Editions Aubier, Paris 1962, deux volumes.

3.  » Tous les écrits de cette époque émanent de la haute église ou des grandes cours princières.Ils en révèlent à peu près rien de la parenté des humbles ni de leurs amours et le peu que l’on y trouve est grossièrement déformé par les préjugés de classe.Ce que nous pûmes découvrir ne vaut donc que pour l’aristocratie  » écrit Georges Duby en parlant de ses recherches historiques et anthropologiques sur les structures de parenté et la sexualité dans la chrétienté médiéval in l’Histoire continue, Paris, éditions Odile Jacob, 220 p., p.201.

4. Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, éditions Gallimard, 1978.

5. On peut même à mes yeux parler d’une idéo-théologie dont (en liaison avec de multiples et complexes mises à jour) des axes essentiels dans la vision des rapports à Dieu, du christianisme, de l’Eglise se maintiennent dans les conceptions du Vatican.

5. Cf.les Trois ordres…notamment pp.85 à 155.

6. Cf.notamment le Temps des cathédrales.L’art et la société, 980-1420, Paris, éditions Gallimard 1976.

7. Cf.notamment le Chevalier, la femme et le prêtre.Le mariage dans la France féodale, Paris, éditions Hachette, 1981 (312 pages).Sur les femmes de la noblesse, cf.le bel ensemble récemment publié par Georges Duby, Dames du XIIe siècle, Paris, éditions Gallimard.

8. L’Histoire continue…, op.cit.p.209.

9. Parlant de ses travaux comme le Dimanche de Bouvines (Paris, éditions Gallimard, 1973), Georges Duby écrira:  » Les chercheurs avaient-ils peur ? Et de quoi ? De quel héros mythique s%8Cacharnaient-ils à imiter l’arrogance ? Qu’entendaient-ils au juste par loyauté, par prouesse ? Où se situait pour eux le point d’honneur ? Bref, je les observais comme Margaret Mead avait observé les Manus, aussi désarmé qu’elle, mais pas plus. »

10. L’Histoire continue, op.cit., pp.157-158.

11. Cf.Georges Duby, An 1000-An 2000.Sur les traces de nos peurs, éditions Textuel, Paris 1995, 140 p.

12. Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, collection  » Les Inconnus de l’histoire », Paris, éditions Fayard, 1984, 186 p.

13. L’Histoire continue, op.cit.pp.178-179.

14. Cf.les interviews de Georges Duby dans l’Humanité du printemps 1993, puis dans Regards no 13 de mai 1996.

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