Corps prisonniers: «Hunger» et «Leonera» (en salles)

Hunger et Leonera , deux œuvres qui mettent en scène un acte de résistance en prison. La caméra explore le corps incarcéré, ultime ressource de contestation.

L’un vient du Nord, l’autre du Sud. Hunger (Royaume-Uni) et Leonera (Argentine) : ces films dissemblables, qui ont tous deux été présentés à Cannes en mai dernier, sont aujourd’hui rapprochés par le calendrier des sorties, mis côte à côte sur la carte cinématographique automnale. Deux territoires frontaliers. Ces films «de» prison actualisent un genre cinématographique peuplé d’œuvres aussi diverses que Luke la main froide, Le Trou, Le Prisonnier d’Alcatraz, ou Midnight Express, d’Alan Parker, etc. Dans Hunger et Leonera , c’est moins le cadre de la prison que le statut du prisonnier qui est mis en scène. Ici et là, c’est moins l’esprit de l’incarcération, la logique de l’enfermement, le mécanisme de la surveillance et de la punition, que le corps de l’incarcéré qui est au centre. Ces deux œuvres organiques, viscérales, sont en effet construites autour du corps de leur acteur respectif. Un corps en lutte. Donc en mouvement. Les excellents Martina Gusman et Michael Fassbender campent deux prisonniers d’exception : l’exception de l’un Hunger ) est une quête, tout entière projetée vers le futur : celle de la reconnaissance du statut de prisonnier politique d’un membre de l’IRA ; l’exception de l’autre Leonera ) est une donnée présente, qui risque au contraire de ne plus être valable à l’avenir : une femme accusée de meurtre, enceinte lors de son incarcération, est détenue dans un quartier spécial réservé aux mères et à leurs enfants jusqu’à l’âge de 4 ans.

GREVISTES DE L’HYGIENE
Hunger retrace la longue résistance de Bobby Sands, militant de l’IRA mort en 1981 à l’âge de 27 ans d’une fatale grève de la faim qui aura duré 66 jours. Cette lutte, cette «colère» , est éminemment physique. Steve McQueen, vidéaste réputé, signe là son premier long métrage auréolé à Cannes par la Caméra d’or : soit le prix de la meilleure première œuvre toutes sections confondues : qui lui a été remise par Bruno Dumont, lequel a tenu ce jour-là à «saluer la naissance d’un très grand metteur en scène de cinéma, d’une grande puissance» . Le jeune réalisateur, né à Londres en 1969, aime à évoquer, lorsqu’il parle de cinéma, le sens du toucher, les textures, comme s’il voulait que la caméra touche autant qu’elle voit, et que les spectateurs puissent sentir ses films dans leurs mains.

Détenu en Irlande du Nord dans la prison du Maze, le «labyrinthe», Bobby Sands a été le leader des prisonniers républicains, grévistes de l’hygiène et des couvertures, le «Blanket and No-Wash Protest» . Ces hommes qui refusaient de porter l’uniforme réglementaire s’enroulaient dans des couvertures. «La conception du corps comme champ de bataille politique est une notion des plus actuelles. Il s’agit de l’acte de désespoir ultime car le corps humain est la dernière ressource de la contestation» , commente le réalisateur. Pour endosser le rôle, l’acteur a poussé l’amaigrissement jusqu’à ses extrêmes limites, offrant une radicale nudité à la caméra : il en va de même pour l’héroïne de Leonera . C’est son corps qui se donne comme un labyrinthe, un lieu de transit dans lequel circulent différents objets ; une consigne politique griffonnée sur la page d’une Bible, une radio. La crasse et la vermine annexent sans tarder la cellule, quand les poils font disparaître les corps. La peinture murale faite d’excréments représente un tourbillon. Dans les quelques mètres carrés de la geôle, le mouvement est de mise. Ce mouvement même qui désire infléchir l’implacable discours de fer de Margaret Thatcher, entendue en voix off, refusant coûte que coûte de reconnaître l’exception du statut du prisonnier politique et disant en substance : «Le crime politique n’existe pas. Seul le crime criminel existe.» Lors d’un long plan-séquence, Bobby Sands discute avec un prêtre catholique qui interroge le bien-fondé de sa future grève de la faim et son sacrifice de soi et demande au combattant d’où lui vient cette énergie, tout en condamnant son comportement, la façon dont lui et ses compagnons de détention se coupent du monde : «vous avez peur de la paix, du dialogue» , lui assène l’homme d’église.

LA MATERNITE COMME ARME

L’espace de ce décalage entre le droit commun et l’exception, l’espace d’un jeu possible, d’une transition vers un autre état, soit l’espace même de la liberté, est également au cœur de Leonera. La scène de crime très naturaliste du début ne sera jamais vraiment élucidée. Amnésie du personnage, amnésie du film. Pourquoi Julia est-elle là ?, se demandent ses codétenues. Entre son cas et celui de son amie, Marta, «Je suis là parce que je suis pauvre et conne» , il n’y a pas de grande différence. Mères ou futures mères, elles sont, de toute façon, privilégiées par rapport aux autres prisonnières, isolées dans un quartier spécial, une étrange pouponnière entourée de barreaux. Le tour de force de Pablo Trapero, né à Buenos Aires en 1971, consiste à ne pas se focaliser sur l’éventuelle culpabilité de son personnage, mais plutôt à construire sa maternité comme une arme. Le titre Leonera désigne littéralement une cage aux lions mais aussi une cellule de détention provisoire. Les images, troublantes, ne sont jamais racoleuses : elles donnent à voir une réalité doublement invisible : la présence de jeunes enfants dans les prisons. Qu’est-ce que cela représente de «donner la vie» dans une prison ? Jusqu’à quel âge l’enfant doit-il rester en prison avec sa mère ? Comment une mère peut-elle accepter de voir grandir son enfant alors qu’elle sait très bien qu’en grandissant, il lui sera arraché ? Comment comprendre le sens de cette réplique de la mère de Julia, grand-mère du petit Thomas, «C’est ton fils mais il n’est pas à toi» ? Le lent plan final, une caméra fixée sur un bateau s’éloignant progressivement, rend à Julia sa liberté. Ce plan-recul fait écho à un mouvement inverse de Hunger, une insupportable avancée, celle d’un geôlier balayeur nettoyant méthodiquement le couloir de la prison recouvert d’urine.
Hunger et Leonera mettent en scène un acte de résistance. Dans «Qu’est-ce que l’acte de création » , conférence donnée à la Fémis en 1987, Gilles Deleuze affirmait : «Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art soit sous la forme d’une lutte des hommes. […] Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore.» Cette affirmation ne cesse de faire entendre sa voix dans les deux films. Juliette Cerf

Paru dans Regards n°57, décembre 2008

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