La Chine est devenue une puissance économique et un facteur essentiel de la globalisation. Peut-on lui imposer les valeurs d’un Occident qui ne les respecte pas lui-même ? Contre le boycott et l’humiliation, l’action politique reste une voie de dialogue et de construction commune de l’universel.
Les manifestations autour de la flamme et sur la tenue des Jeux Olympiques à Pékin posent des questions en cascades. Que dénonce-t-on ? La répression au Tibet ? Son occupation par la Chine ? La mise en cause des droits de l’Homme en Chine ? Tout se mêle et, du coup, les enjeux deviennent considérables : ici s’éprouve notre rapport au monde. Le mien se structure autour d’une préoccupation : contre l’atmosphère de guerre plus ou moins froide, comment construire une communauté humaine mondiale ? (1)
Cela exclut l’esprit de croisade. Or, après avoir désigné les pays d’Europe de l’Est, puis le monde arabe et les musulmans comme dangers principaux, voici la Chine mise à l’index par un Occident arrogant. Récuser l’hégémonie occidentale muée en impérialisme veut dire se placer en situation de dialogue sur des objectifs partageables.
D’un point de vue philosophique, nous ne pouvons pas négliger que la définition des droits de l’Homme reste une construction historique. Leur énoncé a fait l’objet de multiples écritures : depuis 1789 jusqu’à 1948 et la Déclaration universelle des droits de l’Homme votée par l’ONU : qui se sont inscrites dans le long processus d’individuation ouvert par la Renaissance en Occident. Cette histoire n’est pas, notamment, celle de la pensée classique indienne et bouddhiste. L’harmonie recherchée (qui veut l’intégration de l’homme dans son milieu) est une finalité qui diffère de notre liberté chérie. Prendre en compte que beaucoup de monde pense différemment ne conduit pas à relativiser la question des droits de l’Homme mais suggère la prudence dans l’énoncé de ces droits…
Dès lors, comment avancer ? Avec précaution, sans humilier ni stigmatiser.
RIVALITÉS ÉCONOMIQUES
Pourquoi railler « le capitalisme autoritaire chinois conduit par le PC » ? Conduire un pays de 1,3 milliard d’êtres humains de la ruralité à la modernité sans provoquer une destruction écologique planétaire n’est pas aisé. Quand les erreurs, ou pire, les crimes, se produisent, il faut le dénoncer : ce qui se passe en Chine nous concerne, évidemment, tous. Mais on ne peut être sélectif au risque d’être incompris, humiliant. Ainsi, comment admettre les menaces de « délocalisation » et de « désinvestissement » proférés par les Occidentaux : Etats et multinationales confondus : quand le gouvernement chinois introduit : enfin ! : de nouvelles normes en matière de statut des travailleurs, de paiement des heures supplémentaires, d’imposition des bénéfices des entreprises étrangères ? Le débat ne se déroule pas sur l’Ile aux enfants entre les amis de Candy et ceux de Casimir : il se mène (et s’instrumentalise) sur fond de rivalités économiques…
POUSSÉE NATIONALISTE
Comment soutenir sans hésiter la demande d’indépendance du Tibet ? La question n’est pas seulement que le dalaï-lama ne la réclame pas. C’est en soi un sujet sur lequel il serait bon de poser ses valises et de réfléchir. Aucun argument historique: et heureusement : ne peut par lui- même appuyer la revendication d’indépendance de tel ou tel. Il faut se défaire de l’éthniquement pur… qui de toute façon n’existe pas. Par contre, dans un moment où ce qui émerge est l’interdépendance et la globalisation, un nationalisme sans limite se débride et nourrit les égoïsmes, les racismes et les guerres. Faut-il s’en inquiéter en Lombardie, en Flandre mais l’applaudir aux Balkans, au Tibet ? Faut-il négliger les risques d’une exacerbation du nationalisme chinois avec l’humiliation de JO gâchés et une mise à l’index internationale ?
La question qui est universellement posée est celle d’une globalisation qui n’écrase pas la diversité des cultures : au sens le plus large. En ce sens, ce que l’on doit d’abord reprocher aux autorités chinoises, c’est de nier une culture fragile qui a à dire à l’Humanité tout entière, par-delà ses arriérations mais aussi pour ses archaïsmes… Les Chinois n’ont pas intégré la modernité de la diversité : culturelle et politique.
Quid alors de ce qui ne souffre pas discussion dans notre système de valeurs ?
Pour une part, il vaut mieux se souvenir que ce qui nous paraît acquis ne l’a pas toujours été. Le sort des enfants, des femmes et des homosexuels en France n’était guère enviable il y a un siècle, il y a cinquante ans, il y a dix ans… Et aujourd’hui celui des détenus, des malades mentaux ne mérite pas de médailles d’honneur. Pas plus que notre presse de masse ne peut se permettre d’en rajouter en matière d’indépendance. Se souvenir aussi que la peine de mort était en vigueur il y a encore vingt-cinq ans et que nous possédons toujours l’arme atomique…
DEUX POIDS, DEUX MESURES
L’abolition de la peine de mort émerge comme une exigence universelle. Notons que la ligne de partage ne passe pas entre Occident et reste du monde. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu une idée de boycott des États-Unis alors que chacun sait avec quelle dextérité elle y est employée. Comme personne ne boycotta un pays qui conduit en prison un quart des jeunes Noirs… Angela Davis vient d’écrire de riches analyses montrant le rôle structurel de la prison dans le système américain. Faut-il rappeler enfin que l’administration Bush a légalisé l’usage de la torture et qu’elle l’utilise à large échelle, notamment à Guantanamo ? Tout cela mérite réprobation… mais il faut sortir du deux poids, deux mesures dans les indignations. Et user de la menace de boycott avec prudence et équité : pas seulement à l’encontre d’un pays émergent : qui de surcroît se dit communiste : fier d’accéder au premier plan sans être un féal des Etats-Unis, tandis qu’un blanc-seing accompagne les démonstrations de gloires occidentales.
Est-ce à dire qu’au nom de la diversité des cultures, du respect des susceptibilités et contre l’esprit de croisade, il faut choisir le statu quo ? Contre la politique des droits de l’Homme opter pour la « Real politik » ? Non, il faut trouver les voies du mouvement.
CONSTRUIRE L’UNIVERSEL
L’action politique peut y aider en ce qu’elle diffère de la guerre, en ce qu’elle suppose ambition et pragmatisme dans la définition d’objectifs, dans la construction de rapports de force, dans la prise en compte du point de vue de l’autre. Les ONG, les militants des droits de l’Homme y ont une place, parmi les premières. En ce sens, les manifestations de protestations sur la répression au Tibet et en faveur des droits de l’Homme en Chine y participent. Mais elles ne font pas le compte.
Cette question de la construction d’une communauté mondiale taraude des intellectuels et ils veulent en défricher les chemins. La juriste Mireille Delmas-Marty ou encore le philosophe-sinologue François Julien comptent parmi ceux-là. Ils en viennent l’un et l’autre à rechercher ce qui produit de l’universel et non ce qui serait d’emblée universel : l’universel comme construction et non comme imposition ! La définition de biens communs de l’Humanité pourrait constituer une voie du dialogue entre cultures et servir de base pour des politiques communes. C.T.
[[1. Qu’on ne m’objecte pas un quelconque relativisme par rapport aux libertés individuelles : cette question fut au cœur du rapport critique au communisme d’innombrables « dissidents » dont je fus quand Brejnev et Marchais dirigeaient les partis communistes… Et aujourd’hui encore la défense et l’extension des libertés est un pilier de tout projet de transformation sociale.
]]Paru dans Regards n°52, mai-juin 2008
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