L’imaginaire de droite au pouvoir

Entre « success story » et méritocratie, l’imaginaire sarkozyste vu par Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique . Derrière le constat affligeant mais souvent drôle, les bases de la reconstruction d’un « imaginaire de gauche ». Entretien.

La « success story » sert « l’imaginaire de droite », écrivez-vous. Dans ce mécanisme, la figure du self-made-man est indispensable. Comment expliquer que le mythe soit si tenace ?

Mona Chollet. La solidité du mythe « si tu veux, tu peux » repose sur l’envie que chacun a d’y croire. Car ce serait merveilleux si c’était vrai, si les possibilités de réussite dépendaient uniquement de soi. Ce n’est bien sûr pas le cas, même s’il ne faut pas mettre de côté les marges de manœuvre de chacun. Ce mythe, un des fondements du propos sarkozyste, est une perpétuelle justification des inégalités sociales. Quelques success stories sont mises en avant et marquent les esprits. On le voit avec les grands patrons proches du président. Leur plus grand mérite est d’être nés dans la bonne famille. Le mécanisme de la success story implique que chacun espère être un jour celui qui va se détacher du lot. C’est un nouvel opium du peuple, très euphorisant, une fuite de la réalité assez tentante car on aime tous les belles histoires. Cela joue sur des ressorts viscéraux et enfantins. Mais plus grave, le fait d’y croire empêche de s’organiser collectivement, de rechercher comment traduire en termes politiques une revendication d’égalité qui permettrait à chacun d’accéder à un modèle de réussite autorisant à chacun une vie agréable.

Parmi ces quelques cas, on trouve Rachida Dati ou encore Rama Yade…

M.C. Oui, l’une et l’autre servent à mettre en scène des histoires édifiantes qui permettent de faire l’économie de réelles politiques égalitaires. On est dans le storytelling (1), en particulier quand elles racontent leur enfance. L’accent est mis sur les origines sociales défavorisées, pour mieux souligner la fulgurante ascension républicaine. Alors même que Rama Yade est arrivée en France avec son père diplomate et qu’elle a fréquenté une école privée. Devenues les symboles de ce que permet la France, elles ont été offertes en pâture aux journalistes. Pour Rachida Dati, on a assisté à une espèce de concours de journalistes pour voir qui exploiterait le mieux la fille de maçon devenue l’alter ego de Nicolas Sarkozy.

Oui, vous citez Le Nouvel économiste qui écrit à son propos : « Sur son berceau, les fées ne se sont jamais penchées. Alors, elle les a inventées. Bannissant les déterminismes, forçant sa condition, son histoire est celle d’une volonté glorifiée. »

M.C. Oui, ou encore Rama Yade qui racontait à l’hebdomadaire Le Point qu’elle cachait soigneusement l’Encyclopedia universalis, « seule richesse de la famille » ! Une fois au gouvernement, elles relaient le message de Nicolas Sarkozy : il n’y a dans ce pays ni racisme, ni discrimination et quand on veut, on peut. C’est une liquidation des déterminations sociales. Il s’agit de figures construites par les idéologues de la révolution conservatrice, qui prétendent que l’individu n’est entravé ni par ses origines sociales ou culturelles, ni par sa couleur de peau, son sexe ou son orientation sexuelle… Sa seule appartenance à la nation suffit à lui donner les mêmes chances qu’à tous.

Quand la gauche avance les déterminismes sociaux pour expliquer relégations et inégalités, la droite rétorque qu’il ne faut pas céder à la « victimisation ». La gauche doit-elle changer de focale ?

M.C. Il y a en effet une mode autour du concept de victimisation. Elle s’accompagne d’une intolérance pour la lutte collective contre un ordre des choses discriminatoire. En d’autres termes, si vous luttez collectivement pour vos droits, vous vous victimisez. La seule chose acceptable pour s’en sortir serait la démarche individuelle.

Le discours sur le mérite et l’effort est une machine à faire consentir les gens à leur propre exploitation. La gauche est consternante quand elle tombe là-dedans. Quelqu’un qui refuse un boulot parce qu’il gagne plus avec le RMI et les allocs a entièrement raison. Segolène Royal disait que personne ne devait être payé à ne rien faire. Je trouve qu’il est préférable d’être payé à ne rien faire plutôt que de se faire exploiter. Il y aurait d’un côté le travail salarié, dynamique et vertueux, et de l’autre le laisser-aller. C’est une construction médiatique caricaturale, un lieu commun. On peut rétorquer que de nombreux salariés ont des boulots absolument nuisibles, d’un point de vue environnemental, humain ou social… et que par ailleurs, certaines personnes vivent des allocs mais se rendent utiles socialement. Tout en sachant qu’on ne peut pas subordonner le droit de vivre à la question de l’utilité sociale, il faut vraiment repenser cette question, au-delà des poncifs.

Une bonne partie du bouquin détricote « l’imaginaire sarkozyste », mais il fait aussi le constat de l’atrophie de l’imaginaire de gauche…

M.C. En réaction à la politique « bling bling », la gauche antilibérale prend le contre-pied absolu. Cela peut aboutir à une forme de déconnexion, qui s’illustre par exemple dans son rapport aux formes et à l’esthétique, comme si l’austérité était gage d’authenticité. Or le fond et la forme sont indissociables.

Il y a quelque chose de puritain et de religieux dans un certain militantisme de gauche. Il me semble que cela repose sur une confusion. Car la notion d’hédonisme est presque toujours adossée au consumérisme. En clair, si on n’admire pas le yacht de Bolloré, le luxe et la consommation forcenée, on est un peine-à-jouir, on est contre le plaisir. C’est la forme dominante du « plaisir » et il est difficile de s’en défaire, tant le marketing et la publicité s’insinuent efficacement dans nos vies. Il faut s’approprier une forme d’hédonisme. Ce dernier doit combiner l’intellectuel et le sensuel, qui s’alimentent mutuellement pour devenir une vraie force. C’est très important, car la vision promue par le libéralisme est celle d’un individu déterritorialisé, aliéné, coupé de ses semblables. Une forme de sensualité peut rattacher les gens à ce qui compte vraiment pour eux, à ce qui les relie aux autres, à leur lieu de vie et, en définitive, à ce qui les motive.

Comment aller à rebours de la « réussite » clinquante telle que promue par le libéralisme sans passer pour un rabat-joie absolu ?

M.C. C’est compliqué, mais j’ai encore le fantasme positif d’une société égalitaire, loin des représentations négatives habituelles. Tout est fait pour nous en dégoûter, pour répandre l’idée qu’une telle société serait terne et médiocre. Or je parle bien d’une société égalitaire au niveau économique, ce qui n’implique pas qu’aucune tête ne doit dépasser. Il s’agit juste de permettre à chacun d’avoir les mêmes chances au départ. Ensuite chacun peut se distinguer.

Recueilli par Rémi Douat

[[1. Storytelling : méthode marketing consistant à raconter une histoire pour influencer le consommateur. La technique a fait son entrée en politique.
]]Paru dans Regards

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