Municipales, la tambouille électorale. Et la politique, bordel ?

Les enjeux locaux et territoriaux sont de plus en plus cruciaux. or, le débat ne se structure pas politiquement. La recomposition se fait sur le registre de la confusion. La traditionnelle union de la gauche est mise à mal. Analyse, zoom sur la Seine-Saint-Denis et entretien avec Stéphane Rozès.

Les élections municipales ont toujours été une pièce maîtresse de la démocratie politique à la française, en tout cas depuis que la IIIe République, en 1882, a décidé de confier au suffrage universel le soin de désigner à la fois l’assemblée communale et le maire. De simple échelon administratif de l’Etat, la commune est passée au statut de territoire de délibération et de choix. La politisation républicaine s’est déployée d’abord par le prisme de la démocratie municipale, constituant un lieu d’apprentissage de la citoyenneté et un vivier de formation d’un personnel politique élargi. Il en est resté quelque chose : l’élection municipale a toujours eu un caractère éminemment politique, entremêlant dans des proportions variables le poids des étiquettes politiques et celui des personnalités. L’importance de la dimension politique a toutefois varié dans le temps.

ALLIANCES A GAUCHE

Dans les années 1960, sur un fond général de participation électorale accrue, s’installe une habitude qui a contribué grandement à la politisation des enjeux municipaux. A l’intérieur d’un système politique que la Ve République oriente vers la logique majoritaire, s’est très vite posée la question des dynamiques capables d’installer des majorités stables. Le Parti communiste, qui formalise en 1964-1965 sa stratégie d’union de la gauche, propose dès les élections communales de 1965 que cette formule devienne le mode de constitution par excellence des listes en milieu urbain. D’abord refusée par des socialistes qui penchent alors, avec Gaston Defferre, vers des alliances centristes, cette méthode devient peu à peu la norme à gauche. Le point culminant de cette stratégie est atteint en 1977 : les listes d’union de la gauche se généralisent, permettent une spectaculaire poussée de la gauche dans tout le pays et confortent le communisme municipal.

Comment caractériser l’équilibre alors atteint ? La gestion municipale a acquis son rythme de croisière. Dans l’ensemble, le remodelage actif du cadre urbain, qui avait distingué l’espace municipal communiste dans les années trente, est devenu le modèle de référence. L’administration communale participe ainsi, partout, d’une intervention publique élargie. Paradoxalement, c’est au moment où la pratique municipale estompe en partie l’originalité gestionnaire de la droite et de la gauche, que l’élection elle-même acquiert sa signification politique la plus forte. C’est, à bien des égards, une situation inverse que nous vivons aujourd’hui.

ENJEU LOCAL RENFORCE

L’enjeu local s’est épaissi. Alors que le secteur public recule et que s’affaiblissent les mécanismes globaux de la redistribution sociale, le développement des territoires prend une importance accrue. Pour une bonne part, les inégalités sociales se nouent dans un rapport différencié au territoire : la disparité de l’accès au logement, aux transports, aux lieux de formation ou aux biens culturels devient une modalité de construction des inégalités. Les logiques de développement territorial, égalitaires ou concurrentielles, ordonnent de plus en plus la dynamique sociale. Le local devient ainsi un lieu privilégié d’arbitrage entre les efforts d’atténuation des effets de la précarité et les politiques concertées de développement.

Or, tandis que la régulation territoriale devient cruciale, le lien avec les grands enjeux de société se distend. Sans doute observe-t-on toujours une gauche plus soucieuse du « social » et des inégalités qui s’y tissent, et une droite plus sensible à la valorisation du territoire dans une logique « d’excellence » et de concurrence. Mais la droite peine, dans une logique concurrentielle accentuée, à maintenir le minimum de redistribution capable d’atténuer le choc des ségrégations. Quant à la gauche, elle a du mal à passer d’une gestion « keynésienne » à l’ancienne, appuyée sur un Etat national interventionniste et actif, à une logique plus dénationalisée, où le local n’apparaît plus comme un simple échelon subalterne de l’Etat-Nation. Au fond, droite et gauche sont confrontées aujourd’hui à la redistribution générale des missions et des moyens de l’action publique. Le défi, à gauche, n’en est que plus grand : comment, dans une logique perturbante de transfert des charges, concilier la volonté de réduire les inégalités et la nécessité de développer les territoires pour élargir la création de richesses qui s’y opère ?

DEFAUT DE POLITISATION

Force est de constater que les réponses, dans les lieux urbains les plus marqués par les inégalités, la précarité et la pauvreté de masse, relèvent bien souvent de la quadrature du cercle. Faute de dynamique commune immédiatement perceptible, la tentation est grande, soit de développer une stratégie « défensive » visant à limiter les effets les plus criants de la pauvreté, soit de s’adapter plus ou moins ouvertement aux logiques concurrentielles de valorisation des territoires. Dans le premier cas, la gauche risque de s’identifier aux territoires voués inexorablement à constituer la « périphérie » du développement contemporain ; auquel cas, elle se fragilise par rapport à une droite censée incarner le développement et la modernité. Dans le second cas, la gauche se « libéralise » en acceptant un seuil réputé incompressible d’inégalité ; auquel cas, elle se fragilise par manque d’originalité et se trouve contrainte à la recherche de nouvelles alliances, estompant le clivage de la droite et de la gauche.

C’est là que l’on touche au point culminant du paradoxe contemporain. Alors que le territoire local gagne en importance stratégique, la lisibilité politique des affrontements suscités est de plus en plus incertaine. La distinction de la droite et de la gauche ne fait pas l’objet d’un débat clair et argumenté. Quant aux formules du rassemblement politique nécessaire (pas de gestion stable sans majorité pour la formuler et pour la faire vivre), elles continuent de se penser dans les termes auxquels on s’est accoutumé. Que, dans une phase de transition, une part de « bricolage » soit nécessaire pour bâtir des majorités crédibles et des équipes efficaces ne pose pas de problèmes existentiels insurmontables.

Pour la gauche, l’enjeu de long terme n’en est pas moins redoutable. Alors que de plus en plus d’électeurs potentiels affirment qu’ils vont se déterminer sur des enjeux locaux, on assiste aujourd’hui à un défaut de politisation desdits enjeux territoriaux. Inutile, dans ce cadre, de se cacher que la dépolitisation est en fait une politisation par défaut. Si la distinction de la gauche et de la droite n’a plus suffisamment de sens, c’est le « sens commun » qui l’emporte, c’est-à-dire les idées libérales dominantes.

LE LOCAL ET LA POLITIQUE

Les avancées se construiront donc : ou ne se construiront pas : sur un double registre concomitant :

Dynamique sociale et gestion locale. Pendant la plus grande part du XXe siècle, la conception de la dynamique sociale générale (les modèles de transformation sociale) et les représentations de la gestion locale allaient de pair. Il est difficile aujourd’hui de ne pas repenser ces synergies. Quelle logique de transformation la gauche peut-elle promouvoir sur le terrain du local ? Comment réarticuler, dans des projets nouveaux, la gestion locale et les grands enjeux contemporains de société ? Comment produire, non pas de la croissance inégalitaire mais du développement partagé ? Comment combiner, pour ce faire, l’initiative des acteurs locaux et celle des pouvoirs publics ? Quelles pratiques collectives proposer pour y parvenir et quelles réformes imposer pour briser les cadres installés ?

Dynamiques politiques. Encore faut-il dégager les dynamiques politiques permettant d’avancer. Construire des majorités est en effet nécessaire, aujourd’hui comme hier. Penser que cette construction est possible dans une indifférenciation de la gauche et de la droite est toutefois une impasse. Une gestion territoriale efficace, du point de vue du développement humain, suppose une capacité élargie à ne pas s’adapter passivement aux normes imposées. Mais le rassemblement à gauche ne peut se contenter des formes anciennes, trop marquées par d’autres périodes, par d’autres enjeux de société. Le rassemblement politique, surtout à l’échelon local, doit s’ouvrir à des gisements d’implication civique encore inexploités. La pratique démocratique locale et les formes structurelles de la politisation doivent construire de nouvelles alliances, en réarticulant le social et le politique, les cultures et les générations. Dans ce domaine comme dans les autres, la répétition peut être un palliatif provisoire ; elle n’est pas une solution. Roger Martelli

Regards n°48, Février 2008

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