Comment transformer la contestation sociale en mouvement politique ? Plaidoyer pour une convergence des luttes.
Avec la rentrée sociale, la référence à novembre-décembre 1995 est dans toutes les têtes. Ce fut, il est vrai, une mobilisation massive et de longue durée, avec un large soutien populaire et l’engagement de nombreux intellectuels. Si comparaison n’est pas raison, on peut au moins anticiper, pour appréhender les luttes actuelles, l’une des failles de la mobilisation de 1995 : le « débouché politique ». Pour celles et ceux qui feraient remarquer que le mouvement social n’est pas bouché, disons-le autrement : quelle traduction dans le champ politique de la contestation ? Quelle réplique de la lutte sociale en termes d’alternative, formulée dans l’espace politique institutionnel, permettant de donner de la perspective et de porter dans la durée la transformation sociale ? En 1995, seul l’espace de la contestation a été réellement occupé. La gauche de gauche n’a pas su s’appuyer sur la mobilisation pour faire mouvement politique. Depuis les élections présidentielle et législatives de 2007, les partisans d’une alternative à gauche attendent, espèrent la riposte sociale, sans laquelle rien n’est possible. Mais si elle est au rendez-vous, comment transformer l’essai ?
UNIFICATIONS DES OPPRIMES
Pour y parvenir, l’un des enjeux fondamentaux réside dans le travail d’unification des catégories opprimées. La rentrée est de ce point de vue exemplaire : la lutte se déploie sur plusieurs fronts : défense des immigrés contre la nouvelle loi visant à les traquer, salariés du public en grève car menacés par la réforme des régimes spéciaux, mobilisation contre la franchise médicale… La convergence de ces combats est cruciale. Car, malheureusement, les efforts incessants de la bourgeoisie et des classes dominantes pour diviser le prolétariat et les catégories opprimées portent de nos jours leurs fruits. Comme le disait Gramsci, la « tendance à l’unification [du prolétariat] est continuellement brisée par l’initiative des groupes dominants » . Nicolas Sarkozy excelle dans ce jeu d’opposition : les salariés du public contre ceux du privé (celles et ceux qui bénéficient des régimes spéciaux sont qualifiés de « privilégiés »), les jeunes des banlieues contre ceux « bien élevés, propres sur eux », les Français contre les immigrés, etc. Ce discours fonctionne d’autant que, comme par un effet de balancier, l’unification des catégories sociales vaincues du système a nettement reculé. Or elle est fondamentale pour la transformation sociale. L’émancipation des exploités devant être le travail des exploités eux-mêmes, la recherche d’une autonomie des classes subalternes doit constituer une préoccupation majeure, si ce n’est notre tâche première. De la « classe en soi » à la « classe pour soi » : le chemin est long, surtout quand il est à refaire.
UNE VISION GLOBALE
Reconstruire une conscience collective, comme autrefois celle de la classe ouvrière, est une tâche incontournable et difficile. Les catégories dominantes cherchent ce qui clive pour mieux dominer, nous devons travailler au contraire ce qui unifie les dominés pour mieux casser toutes les formes d’aliénation. Pour cela, nous avons besoin d’un nouvel imaginaire politique. Cet imaginaire doit entraîner l’ensemble des dominés. Relier toutes les luttes émancipatrices, voilà l’enjeu. Une articulation entre ces différents combats doit primer sur leur hiérarchisation : en clair, en finir avec l’idée « l’anti-capitalisme d’abord, le reste viendra naturellement ensuite ». Anti-capitalisme, écologie, féminisme, anti-racisme : tous ces combats doivent être solidaires les uns des autres. Ils procèdent d’une vision cohérente de la transformation sociale qui doit être donnée à voir. Il faut repolitiser ces questions, les mettre en lien les unes avec les autres pour dégager une cohérence d’ensemble. Créer du liant là où la pensée unique atomise et, disait Pierre Bourdieu, « défataliser » en politisant.
Or, inutile de masquer l’inquiétude : depuis la fin des « grandes idéologies », il y a une montée des luttes sectorielles. C’est d’un côté une bonne nouvelle car cela a permis de faire émerger dans la société des problématiques longtemps ignorées ou : aujourd’hui encore… : jugées secondaires, y compris dans le mouvement ouvrier. Mais cette réalité est potentiellement un piège : il y a besoin d’une vision globale pour penser la transformation sociale et mettre durablement en mouvement et en convergence des forces, à commencer par les catégories opprimées. On combat d’autant plus et d’autant mieux que l’on a une idée de ce que l’on veut mettre à la place. Les échecs des expériences du XXe siècle se réclamant du socialisme réel ont considérablement affaibli, partout dans le monde, les forces qui veulent changer la société et combattent le capitalisme. Mesurons l’onde de choc immense qu’a constituée l’échec du soviétisme sur le plan géopolitique et idéologique. Si les tentatives de mise en place d’une alternative au capitalisme se sont soldées par des régimes liberticides et appauvrissants, pendant que le capitalisme prétendait apporter richesses économiques et démocratie, la messe n’est-elle pas dite ? Avec la chute du mur de Berlin, l’idée de la fin de l’Histoire s’est installée. Qu’on le veuille ou non, elle pèse sur toutes celles et ceux qui se réclament de la transformation sociale. Résultat, dans les démocraties occidentales, on assiste peu à peu à une alternance molle entre deux forces d’accompagnement du libéralisme économique. Sur les retraites, il est symptomatique que la force la plus importante à gauche, le PS, ne remette pas en cause la révision des régimes spéciaux (mais plutôt la méthode, le manque de concertation), validant largement l’idée que le système ne peut pas tenir et qu’il faudra faire des efforts. Aux Etats-Unis, cela fait longtemps que deux courants à la proximité idéologique forte se partagent à tour de rôle le pouvoir. En Europe, la gauche perd du terrain, quand elle ne tend pas à être quasiment rayée de la carte. Car l’autre échec, dont on parle moins, est aussi celui de la social-démocratie, du « blairisme » en Grande-Bretagne au modèle scandinave (souvent pris en exemple mais si mal connu…). Ce double échec à gauche pèse sur nos dynamiques sociales et politiques. Les marcheurs et grévistes de ces dernières semaines donnent du souffle. Ce souffle sera-t-il politiquement porté ?
C.A.
Paru dans Regards n°45, Novembre 2007
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