Mouvements sociaux, la tension monte

Ne pas faire d’idéologie, être pragmatique et engager les réformes à un rythme effréné… la méthode Sarkozy arrivera-t-elle à tuer toute résistance ? Rencontres avec quelques mouvements emblématiques d’une contestation qui se met en ordre de bataille.

« C’est vrai que le mouvement a un peu le souffle coupé » , admet Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL. « Nous changeons complètement de paradigme avec Sarkozy président , complète Jean-Claude Amara, porte-parole de Droits Devant ! Les masques tombent, les rafles de sans-papiers se banalisent, la stigmatisation fait des ravages et on théorise le Bien et le Mal. » « L’apparition d’une forme de chasse aux sorcières montre comment le néolibéralisme fonctionne avec des discours autoritaires et sécuritaires » , entend-on à la Coordination des intermittents et des précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF). Même son de cloche à Réseau éducation sans frontières Paris (RESF) : « Nous avons la tête dans le guidon , annonce Pierre Cordelier. Les sollicitations se multiplient. Brice Hortefeux a promis d’agir «sans états d’âme aucun», c’est en effet ce qu’il fait. Une vraie trouille s’installe, chez les parents, dans les écoles. » Pour Marc Moreau, du collectif d’AC !, « nous sommes face à des enjeux extrêmement importants. Quand Sarkozy choisit les bras de fer et la confrontation, il y a une tentation de nous casser les dents comme Thatcher avec les mineurs. En 2003, cela avait poussé à l’épuisement. Il est difficile de dire ce qui peut se passer maintenant. »

Pragmatisme ?

Le mouvement social, dont quelques représentants s’expriment ici, est à l’unisson sur le constat : en substance, Nicolas Sarkozy et son gouvernement tapent dur et la mise en ordre de bataille est à l’ordre du jour. Mais de quelle manière ? Le président fraîchement élu a adopté un discours du pragmatisme accolé à un rythme dément de réformes qui pourrait empêcher d’analyser, peser et négocier. Un bon moyen pour couper court à toute bataille idéologique et pousser les différents mouvements dans leurs retranchements. Face à cela, les discours sur les méthodes de lutte vont bon train avec, en toile de fond, une forme nouvelle de militantisme qui récemment a donné des résultats significatifs, tout en faisant grincer des dents : Génération précaire sur les stages, Jeudi Noir et Don Quichotte sur le logement, pour ne citer que les plus emblématiques… Leurs points communs : une grande médiatisation et peu d’aspiration pour se positionner politiquement au-delà du pré carré de leur revendication. Comme le dit Julien Bayou, cofondateur de Génération précaire puis de Jeudi Noir, ces militants-là ont une vraie inclination pour le… pragmatisme. « La chance du mouvement social serait d’opposer au pragmatisme de Sarkozy le pragmatisme d’une expertise, d’une contre-proposition » , estime Julien Bayou. A Act Up-Paris, qui a toujours cherché à mener de front une bataille pragmatique sur la question du sida tout en défendant une vision politique et plus globale des questions, on raille le prétendu pragmatisme gouvernemental. « On rencontre des tonnes de conseillers techniques, comme jamais, mais il ne s’agit pas de rendez-vous de travail , souligne Emmanuel Château, coprésident d’Act Up-Paris. Cela conduit à une impossibilité de parler des sujets de fond. On ne parle jamais des effets marginaux de leurs politiques. C’est le pragmatisme comme étendard mais c’est en réalité une politique du vide. » Quant aux groupes eux-mêmes et leur positionnement, le discours d’Act Up est très clair : « Pour que le discours soit fort et pertinent, il ne faut jamais perdre de vue d’où l’on vient. Il est nécessaire d’avoir une connaissance forte du sida. On a dû retourner à ce socle que beaucoup de militants ne maîtrisaient plus car il est plus facile de s’approprier l’approche générale d’Act Up, qui est la plus politique. Il faut reprendre les sujets et se les réapproprier à la première personne. La confrontation du particulier et du général doit être constante. »

Expertise

Par ailleurs, la concertation brandie comme clé du dialogue social ne leurre personne. « C’est du pipeau. Personne n’est dupe, même pas les membres du gouvernement. Leur pari : ça passe ou ça casse » , entend-on à la CIP-IDF. C’est d’ailleurs pour cette raison que AC ! n’a pas encore décidé s’il participera au Grenelle de l’insertion lancé par Martin Hirsh, haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, ex d’Emmaüs reconverti chez François Fillon. « Ce Grenelle réunira des syndicats et des associations caritatives , juge Marc Moreau d’AC !. Je crains que les syndicats ne fassent pas grand-chose et que les associations caritatives l’utilisent simplement pour redorer leur blason. Or la question de l’insertion, c’est la santé, le logement, les papiers et le revenu. » « Face à leurs méthodes, est-il pertinent de poursuivre une approche de lobby ? Comment radicaliser le rapport de force ? Faut-il faire plus d’action publique ? » s’interroge Emmanuel Château. « Aujourd’hui, on a des rendez-vous avec des conseillers qui ne prennent même plus de notes, ils organisent ces rendez-vous pour prétendre qu’ils nous reçoivent mais c’est pour la forme et le tout avec un cynisme incroyable. Ils s’en foutent totalement de ce qu’on vient leur raconter. Il n’y a aucun rapport de force. C’est aussi une situation très déroutante et inquiétante d’un point de vue démocratique car c’est une rupture avec la société civile. Mais cela a conduit à recréer des fronts communs, par exemple, en ce qui nous concerne, avec les principales associations sida. Nous avons adopté une stratégie commune contre les franchises. »

L’accès aux médias, la capacité à développer une expertise différente paraît également assez difficile dans cette période. « Sarkozy dit des bêtises énormes sans que les médias le reprennent ou vérifient ses propos. Les médias sont focalisés sur lui, il n’y a aucune écoute de notre parole et de notre expertise » , constate-t-on à Act Up. Ce qui ne facilite pas l’objectif commun des structures militantes, « passer du «contre» au «pour», de la défensive à l’offensive… » , résume Jean-Claude Amara, de Droits Devant. « La droite engage des réformes brutales qui risquent quand même de soulever une partie de la population. Nous espérons que les couches populaires et précaires vont se réveiller » , lance Jean-Baptiste Eyraud. Une espérance dont certaines structures bénéficient déjà. Pour Pierre Cordelier, de RESF, les derniers mois ont plutôt renforcé l’engagement des militants. « On a de plus en plus d’appels. Quand on a fondé le réseau, sur le scandale des jeunes majeurs expulsés, le pari était d’attirer des personnes en dehors des cercles militants. Cela a marché et marche encore. Beaucoup viennent à RESF à partir de l’émotion mais il y a une maturation politique progressive. »

Convergences

Le piège, c’est que chaque groupe parte bille en tête défendre sa chapelle. Le gouvernement l’a bien compris en lançant en même temps une multitude de réformes, obligeant ces mouvements à trouver rapidement comment y répondre. A les écouter pourtant, il semble que l’on est à l’heure de la lucidité. Lucidité du peu d’écho de ces mouvements, de la difficulté à contrer la politique en cours, mais aussi de l’état de la gauche. En cause encore une fois, l’éparpillement des forces. « On a deux solutions : soit on attend une lassitude médiatique pour récupérer un peu d’espace, soit un mouvement d’ampleur l’imposera » , juge Emmanuel Château. « Sarkozy maîtrise l’agenda et la réforme. Alors chacun se retrouve face à ses propres urgences et est tenté de travailler en ordre dispersé. Ce qui explique que la question des franchises soit passée à la trappe, les syndicats étant mobilisés sur les retraites. Charge à nous de produire un discours cohérent pour relier plusieurs événements politiques » , poursuit le militant d’Act up. Le constat est parfois plus dur. « Selon moi, il y a une sorte de molécularisation des luttes , estime Ludovic Prieur, d’HNS. Il suffit de regarder ce qui était organisé à la mi-octobre. D’un côté la manif contre les franchises, de l’autre celle sur les retraites, une autre contre les OGM. Les luttes sont atomisées, elle se font écho mais c’est un écho sourd. » Jean-Claude Amara pense, lui, que c’est aux associations plus anciennes de s’ouvrir aux nouveaux mouvements. « Le thème des convergences est absolument fondamental, même pour ceux qui refusent de voir le caractère global des problématiques singulières , estime Jean-Claude Amara. Il faut sortir de nos associations, de nos réseaux, interpeller «la citoyenneté silencieuse». Beaucoup de gens sont indignés, mais c’est la pire des indignations, c’est l’indignation rentrée, dont l’expression ne se concrétise pas. Il faut reprendre notre fonction d’élargissement, d’interpellation, d’information de gens qui sont écrasés par des médias manipulateurs. Je veux bien défiler de Bastille à Nation, mais pas si c’est pour ranger sagement sa petite banderole à la fin. Il faut sortir du caractère boutiquier du mouvement social. »

Atomisation

Et la relation aux syndicats dans tout cela ? Les sentiments sont mélangés, entre déception et méfiance même si l’interpénétration des syndicats et des mouvements est forte. Pour la Coordination des intermittents et des précaires d’Ile-de-France, les syndicats sont carrément « les auteurs de la destruction de droits sociaux. En 2003, quand la CFDT a signé le nouveau protocole de l’intermittence, ils ont clairement cassé du droit » . Pour Julien Bayou, de Jeudi Noir, « l’atonie est profonde. Même en 2006, avec le CPE, les syndicats n’ont pas été réellement là, il se sont contentés de courir après le mouvement, un peu comme les partis d’opposition. J’y vois un biais générationnel. L’attente très forte de pragmatisme des jeunes déstabilise les vieux acteurs. Leur atonie vient aussi de là, de l’absence de réponse au pragmatisme » . Marc Moreau, d’AC !, est moins radical même s’il « ne compte pas tant que cela sur les syndicats mais plutôt sur l’intelligence collective » . « Ces deux dernières années ont montré des expériences collectives, sur le logement ou les franchises. » Pierre Cordelier (RESF Paris), syndicaliste, se dit lui aussi déçu : si les syndicats soutiennent RESF, leur investissement est très limité alors qu’ils pourraient apporter beaucoup à ce type de réseau. Et à Act Up-Paris, on craint que les syndicats ne prennent pas à bras-le-corps la lutte contre les franchises médicales, pour se réserver au chantier plus global de la sécurité sociale, qui devrait s’ouvrir au premier semestre 2008.

La récente séquence politique à la gauche de la gauche a aussi laissé des traces. « Chacun doit balayer devant sa porte sur les responsabilités antérieures, commente Jean-Marc Eyraud. Le résultat infructueux de la recherche d’un candidat de l’antilibéralisme nous a fait du mal. Cela pèse aujourd’hui dans le climat et ralentit la dynamique. Il faut ajouter à cela les manœuvres du gouvernement, qui a essayé de débaucher, jusque dans nos rangs ! » « Surtout qu’au-delà de la présidentielle , complète Ludovic Prieur du réseau HNS, il n’y a eu aucun accord pour les législatives et les municipales, ni pour défendre un agenda commun des luttes. Cela aussi participe au sarkozysme. » « C’est une évidence que l’élection présidentielle, les divisions entre le PCF, la LCR, les collectifs antilibéraux ne favorisent pas l’unité du mouvement social, confirme Jean-Claude Amara. Et les municipales ne favoriseront pas les convergences au niveau de la gauche antilibérale. »

Avec la manif du 18 octobre, et après les mobilisations contre l’amendement ADN, les franchises médicales, on pense évidemment au mouvement de 1995, survenu sept mois à peine après l’élection de Jacques Chirac. Jean-Claude Amara se rappelle. « En fait, le front commun a duré jusqu’au gouvernement Jospin en 1997. C’est pour ça que je suis assez optimiste sur le front actuel. L’identité nationale et les tests d’ADN renvoient aux périodes les plus sombres de l’histoire. Face à cela, des réseaux se constituent, comme Uni(e)s contre une immigration jetable. On sent qu’il y a un désir de constituer un front commun contre la politique menée par Sarkozy. » Ainsi à Droits Devant, la campagne pour les travailleurs sans papiers se veut comme un moyen de retrouver une alliance avec les syndicats. « Depuis 1995, le mouvement social a affirmé son caractère politique. Aujourd’hui le rôle des appareils politiques devrait être de relayer et de soutenir et non pas d’instrumentaliser, ce qu’il a tendance à faire. Les politiques participent réellement à cette dégradation du mouvement social. »

A un moment où la gauche : de gouvernement et antilibérale : paraît faible et peu pressée de s’unir « doit-on attendre la fin de tous les congrès des partis fin 2008 ? » nous glisse-t-on), de nombreux travaux de réflexion sont menés en interne, tels « Le monde réenchanté de Nicolas Sarkozy », un atelier de critique et d’analyse du discours politique organisé à la CIP-IDF. Partout on cherche à comprendre, évaluer, analyser « l’intensité des réformes libérales qui vont être menées par le nouveau gouvernement » , comme le rappelle Jean-Marc Eyraud. Surtout qu’elles s’accompagneront, on le sait, de mesures répressives dans la suite logique de ce que les mouvements sociaux ont dû affronter lors du dernier quinquennat. Ce travail d’analyse, qui demande du temps et qui doit être mené alors même que l’agenda des réformes contraint des mouvements et associations à occuper le terrain, paraît pour beaucoup nécessaire à la création de nouvelles alliances à gauche. Surtout que le discours de Sarkozy, celui qui désigne les bons et les mauvais, celui qui stigmatise, semble trouver une adhésion chez une partie de la population. « Il n’y a pas simplement une dépolitisation dans notre période, mais aussi une perte du politique, de l’intellectuel, du culturel, nuance Jean-Claude Amara, porte parole de Droits Devant. Il s’agit pour Sarkozy de rendre lisse, de déculturer, de dépolitiser, ce qui n’est pas simplement du domaine de Sarkozy. Au PS aussi, on élague les aspérités. Je crois qu’on a atteint un degré presque ultime de dépolitisation et de déculturation. Mais les perspectives de repolitisation sont en train de se mettre en place. C’est quand on atteint le pire qu’on voit se reconstruire les choses. Ce n’est pas toujours facile de se retrouver minoritaire, mais il faut surmonter ça. »

Chantiers

En tout cas, si la gauche ne sait pas où elle va, les acteurs du mouvement social semblent déterminés à poursuivre leurs combats. « Je crois qu’aujourd’hui, on apparaît comme un mouvement de résistance crédible face à un gouvernement totalement décomplexé, estime Pierre Cordelier. Notre mot d’ordre, c’est «on continue». Quand on gagne quelque chose, on continue, quand on perd, on continue aussi. C’est une militance fatigante, mais beaucoup, au sein de RESF, découvrent que c’est un apport dans leur vie, que c’est assez fort humainement et qu’il y a un réel plaisir à militer. »

Emmanuelle Cosse et Rémi Douat

Paru dans Regards n°45, novembre 2007

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *