En Argentine, les cinéastes Julio Midu et Fabio Junco ont inventé un genre nouveau : un cinéma fait maison. Depuis plus de dix ans, ils empruntent le décor de leur ville natale et les habitants du quartier pour interpréter les rôles.
Par Claire Sauvaire
La scène se passe dans une ruelle bordée de trottoirs à l’herbe un peu folle. Sur l’asphalte, des rails longent la chaussée. A califourchon sur une chaise de cuisine campée sur une planche de bois coulissante sur les rails, Julio Midu fait signe à sa belle-mère. Camera au poing, il lui indique la marche à suivre. La belle-mère s’exécute, revient sur ses pas, reprend son dialogue. L’assemblée fait silence. Ça tourne. Nous sommes à Saladillo, petite bourgade située à 180 kilomètres au sud de Buenos Aires. Dans le sillage de Julio, on croise son ami, Fabio, casque sur les oreilles et micro à bout de bras. Voilà douze ans que Julio et Fabio transforment chaque année leur ville natale en gigantesque plateau de tournage. Travailleurs acharnés mais sans le sou, les deux associés ont fait de Saladillo la Mecque du cinéma à petit budget en Amérique du Sud.
C’est là, au cœur de la pampa argentine, qu’est né ce projet un peu fou : tourner des films avec, pour protagonistes, les habitants de la ville. Jean-T-shirt, teint hâlé, Julio Midu revient sur ses débuts. A peine sorti du lycée, l’adolescent de 17 ans commence à inventer des histoires. « Mais personne à Saladillo n’était capable de mettre en images mes histoires. Alors, j’ai pris une caméra et commencé à tourner. » Julio propose à la chaîne locale de Saladillo de réaliser une telenovela (série télévisée) avec les volontaires du village. Sa méthode de casting : le porte- à-porte. Les premiers temps sont difficiles, les directeurs de la chaîne sont perplexes et les habitants méfiants. L’adolescent est tenace et continue d’arpenter les rues pour trouver des portes qui s’ouvrent. Finalement, soixante personnes se laissent convaincre de figurer dans la série. La chaîne locale accepte le projet et diffuse la série tous les dimanches soir. La nouvelle se propage. Un an plus tard, l’audience dépasse celle du sacro-saint rendez-vous dominical avec le ballon rond.
Soif de cinéma
1999. Date décisive. Celle de sa rencontre avec Fabio Junco. C’est le début d’une longue aventure commune. Portés par un même élan créatif, les deux acolytes s’associent, avec le secret espoir de ressusciter le septième art dans leur ville natale. Depuis les années 1990, Saladillo se meurt d’un néant culturel. 36 000 habitants, une seule salle de cinéma… fermée. Les crises économiques successives en Argentine ont eu progressivement raison des espaces culturels. Dans la capitale, les salles de cinéma ont rétréci. Dans le reste du pays, elles ont disparu. A Saladillo, le cinéma Marconi sert successivement de temple évangéliste puis de supermarché. C’est la télévision qui comble le vide. « Les habitants avaient perdu l’habitude d’aller au cinéma. Notre idée était d’aller à la rencontre du public pour qu’il puisse à nouveau voir des films » , se souvient Fabio. A la soif de cinéma des habitants de leur ville, les deux amis répondent par une production boulimique. Pendant trois ans, ils réalisent ensemble une histoire par mois, projetée dans le Marconi. La formule est un succès, la population se mobilise, un nom s’impose : le « cinéma des voisins » est né. Leur premier long métrage commun, La Vieja, sort en 2001. Suivront dix-huit autres longs métrages. Les deux derniers, Los buenos de los otros , en 2005, et El Ultimo Mandado , en 2007, ont été projetés au Festival international de Mar del Plata.
Système D
Auteurs, réalisateurs, metteurs en scène, monteurs, producteurs, Fabio et Julio se doivent d’être multicompétents pour se serrer la ceinture. La production, c’est du « fait maison ». 300 habitants de Saladillo sont passés à l’écran. Parents, enfants, voisins, commerçants, employés municipaux sont tous des acteurs bénévoles potentiels. Les décors se dénichent sur place. Une maison, une rue, un coin de verdure, un bâtiment désaffecté, Saladillo est un théâtre qui s’improvise différemment à chaque fois. Quant au budget d’un long métrage, il dépasse rarement les 4 000 pesos (958 euros). Des frais réduits au minimum grâce au système D. Besoin d’une pièce pour une scène d’intérieur ? La chambre du voisin fera l’affaire. De costumes ? Les acteurs fouillent dans leurs armoires. Quand il manque une ambulance, une école, une caserne de pompiers, un hôpital, c’est la ville qui fournit. Et s’il faut filmer une scène vue de haut, la grue de la municipalité est gracieusement mise à disposition. « Nos films peuvent donner l’impression qu’ils coûtent cher, mais ils sont vraiment réalisés avec les moyens du bord, sachant que le montant de cassettes vidéo représente déjà la moitié de notre budget » , explique Fabio.
coller à la vie
En pleine faillite du système néolibéral, dont l’Argentine se relève doucement après l’effondrement de son économie en 2001, le « cinéma des voisins » de Julio et Fabio apparaît comme une alternative culturelle. Une forme de « cinema povero » revendiquée qui porte les valeurs de cette Argentine solidaire née du marasme économique. Une contre-proposition aux films destinés aux festivals internationaux que Fabio juge en partie responsables de la désertion pour le septième art national. Face aux blockbusters hollywoodiens, la production argentine peine à faire le poids. En 2005, l’audience des films nationaux atteignait 12 %, contre 75 % pour les films américains. « Depuis quelques années, beaucoup de réalisateurs argentins se préoccupent surtout de l’accueil qui va être réservé à leur film à l’étranger et dans les festivals internationaux. Ils oublient de penser au public argentin. Ce n’est pas notre façon d’envisager le cinéma. Nos films sont des produits culturels imaginés pour les spectateurs. » Un cinéma militant ? Non. Juste un univers fictif, des drames, des comédies, des policiers aux intrigues puisées dans le réel. Alcoolisme, prostitution, pauvreté, le « cinéma des voisins » s’invite dans l’intimité de gens ordinaires pour coller à la vie du spectateur. Le dernier long métrage, El Utlimo Mandado, achevé en août 2006, aborde une réalité argentine encore inexplorée dans la fiction : celle des villages reculés qui servirent de refuge à de nombreux nazis, à travers l’amitié d’un adolescent et d’une vieille femme allemande, admiratrice inavouée d’Hitler. « Ce qui m’intéresse, c’est le cinéma de la rue, les drames familiaux, les histoires simples et universelles auxquelles le public peut s’identifier. La qualité d’un film ne se mesure pas au budget qui lui est consacré, mais à l’histoire racontée » , soutient Julio.
le hors-circuit
A Saladillo, la paire Julio-Fabio est entrée dans la légende. Il faut dire que le phénomène a largement dépassé les frontières de la petite ville. Chaque année depuis 2004, le Festival du cinéma des voisins, organisé par les ambassadeurs du concept, attire des centaines des réalisateurs argentins, mais aussi boliviens, chiliens, uruguayens et paraguayens. Dix longs métrages et dix courts métrages sont sélectionnés en compétition, tournés en priorité avec des acteurs non professionnels. « Nous essayons de donner une visibilité à ces artistes «hors circuit» qui ont des choses à montrer. Il y a un réel engouement pour ce genre de cinéma, nous ne sommes pas les seuls à vouloir raconter des histoires ordinaires. Le festival est un moteur pour tous ceux qui veulent continuer dans cette voie. » 4 000 visiteurs ont fait le déplacement en octobre 2006, pour la dernière édition.
En attendant la prochaine, le binôme fourmille d’autres projets. Quitter Saladillo ? A cette question, Julio répond invariablement par la négative. Et puisque la petite bourgade ne s’exporte pas, c’est le cinéma qui doit venir à elle. Dernier projet en date : faire de Saladillo un centre de tournage grandeur nature pour d’autres producteurs de cinéma et de télévision. « Ici, nous avons les paysages, l’hôtellerie et toutes les maisons des acteurs. » Un mini-Hollywood, en somme.
C.S.
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