Qu’est-il arrivé à la gauche ?

Il faut savoir être moderne, disait Rimbaud. Pas n’importe comment : il faut imposer l’image d’une modernité démocratique, de transformation et non d’adaptation à l’ordre existant. De leur côté, les militants de gauche s’interrogent sur leur pratiques et mesurent l’ampleur de la tâche qui s’annonce immense face à cette « droite décomplexée ».

Par Rémi Douat, Nicolas Kssis et Roger Martelli

Un dimanche ne chasse pas l’autre. Le sursaut du second tour des élections législatives est salutaire. Il montre que la France n’est pas vouée à la droite sarkozyenne et que le « virage à droite » de la société ne veut pas dire grand-chose… Au fond, c’est une manière de pied-de-nez, une façon de rappeler que, avec ces satanés Français, nul ne peut dire, par avance : « Nous allons en avoir pour vingt ans. » Cinquante ans, dix ans, six mois : allez savoir ! En 1993, la déroute de la gauche fut si cruelle que l’on pensait qu’il fallait se préparer à une longue traversée du désert. En 1997, la gauche plurielle revenait aux affaires…

S’il ne sert donc à rien de spéculer sur un futur imprévisible, le plus raisonnable est de se dire ceci : la défaite que vient d’enregistrer la gauche n’est pas anecdotique. Parce que ce n’est pas n’importe quelle droite, mais une droite de rupture qui vient de triompher. Parce que le camouflet électoral de 2007 est l’indice d’un profond dysfonctionnement de la gauche française qui atteint, même si c’est de façon radicalement différente, toutes ses composantes sans exception.

PS cherche cohérence

A tout seigneur tout honneur… Le Parti socialiste n’en finit pas de chercher une cohérence politique durable. Quand, à peine arrivé au pouvoir, il s’est lancé au début des années 1980 dans le tournant de la « rigueur », le PS a contourné l’exigence d’une refondation stratégique. Sur le fond, il n’a pas fait grand-chose d’autre que ce qu’ont fait à la même période ses homologues britannique ou allemand. Il s’est adapté à la nouvelle ère de « contre-révolution libérale » : on l’a vu à plusieurs reprises, François Mitterrand en tête, faire l’apologie d’une « raison économique » qui n’était rien d’autre que celle des marchés, et de marchés de plus en plus mondialisés et financiarisés. Or, si le tournant pratique de l’exaltation de l’esprit d’entreprise et d’une certaine dérégulation a été pris, le discours n’a pas suivi avec la même cohérence. Pas question de procéder à des ajustements doctrinaux, pas de « Bade-Godesberg » (1) à la française.

Mitterrand et ses successeurs se sont essayés à la subtile dialectique du « ni ni ». Ni privatisation, ni nationalisation, affirmait François Mitterrand ; on sait, en fait, que le socialisme de gouvernement n’a rien fait pour enrayer et a fortiori contredire la logique dérégulatrice. « L’économie de marché, oui, mais pas la société de marché », a affirmé Lionel Jospin après 1997, pour marquer sa distance avec Tony Blair ; en fait, la gestion jospiniste n’a guère pu limiter la pente inégalitaire qui déchire la société française depuis plus de vingt ans.

Tant que la droite française post-gaullienne peinait à trouver un nouveau souffle, ce retard d’élaboration dans les projets a eu des répercussions limitées. Car la droite elle-même est restée longtemps en panne. Au lendemain de sa défaite spectaculaire de 1981, elle a cherché sa relance dans l’affirmation « néolibérale », à laquelle Jacques Chirac a rallié « à la hussarde » ce qui restait du gaullisme historique. Ce choix, pour un temps, a dynamisé la droite des jeunes loups du début des années 1980, les Madelin, Noir et autres… Bayrou. Mais elle n’est pas parvenue à réinstaller durablement la droite au pouvoir : le milieu des années 1980 n’a pas relancé une droite assurée de ses bases mais ouvert la période confuse des « cohabitations ». En 1995, comble de la confusion, un Chirac repositionné du côté du gaullisme « social » (la « fracture sociale ») met à terre la droite plus ouvertement libérale de Balladur et… Sarkozy. Cette période semble close : la droite s’est installée, avec ledit Sarkozy, dans une cohérence forte, capable (pour l’instant tout au moins) de réunifier les familles de la droite dans un projet cohérent de dynamique sociale, rassemblant l’exaltation libérale et les valeurs plus classiques d’ordre et d’acceptation des inégalités.

Dans un premier temps, ce rajustement de la droite française risque d’encourager le socialisme à suivre avec plus de cohérence l’exemple de ses voisins européens. Il est peu vraisemblable que les socialistes se livrent à une copie à la lettre du modèle « blairiste », le plus remuant et le plus inventif de la dernière décennie. Mais il y a aussi peu de chance que ne s’étende pas, dans le PS actuel, l’exigence d’une remise à jour, plus ou moins à la manière du néotravaillisme anglais ou du recentrage des Démocrates de gauche italiens. Se fera-t-elle de façon accélérée, contre les vieilles tutelles et les appareils anciens, comme a cherché à le faire Ségolène Royal, avec son mixte de réalisme économique et de valorisation de la volonté, du mérite, de l’égalité des chances et donc d’une inégalité institutionnalisée mais régulée ? Ou bien se fera-t-elle de façon plus classique, plus « strauss-kahnienne », à la fois dans le discours économique (le « réalisme ») et dans la gestion politique et institutionnelle ? La prochaine période devrait trancher le dilemme. Mais que feront alors ceux qui, dans le socialisme, ne prisent guère ni les audaces de « Ségolène », ni la propension droitière de « Dominique » ?

Gauche d’alternative

A la gauche de gauche, la situation n’est pas plus simple. D’abord parce que cet espace, plus que le précédent, a du mal à vivre autrement que sur le registre de l’éparpillement. Ensuite parce que cette portion de la gauche a le plus grand mal à se porter sur le terrain du projet de société. Cette gauche de gauche est pertinente et percutante quand il s’agit de dénoncer les effets destructeurs de la tentation « sociale-libérale » et des compromis passés par la social-démocratie dans son exercice malheureux du pouvoir. Mais l’efficacité est moindre quand il s’agit de passer de la critique d’une politique au projet différent qu’on lui objecte. La gauche qui dit préférer « l’alternative » à « l’alternance » a du mal à camper résolument sur le terrain de la société dans ses cohérences. Cette gauche, pour tout dire, est plus facilement « anti » qu’elle n’est « pro ».

Sans doute dira-t-on qu’elle est face à un problème redoutable. Si la fin du XXe siècle a été marquée par la crise de la social-démocratie européenne, elle a été surtout dominée par l’effondrement des grandes expériences de subversion sociale inaugurées par le choc terrible de la Première Guerre mondiale. Faute de renouvellement quand il en était encore temps, le soviétisme s’est effondré, et avec lui les modèles plus ou moins de substitution. Modèle maoïste ou essais « tiers-mondistes » se sont essoufflés, dans un moment où, partout, se déployait la crise de « l’Etat providence ».

Malheureusement, cette crise n’a pas eu d’effet pleinement salutaire. Elle a provoqué, au contraire, un entrelacement de cycles négatifs. Tandis qu’une partie de l’ancienne culture révolutionnaire ou radicale se hâtait de se débarrasser des structures anciennes (à l’instar des communistes italiens renonçant majoritairement au communisme, au début des années 1990, pour rejoindre les rangs de la social-démocratie), une autre partie s’est effrayée de ce renoncement. N’était-il pas le prélude à une logique intériorisant plus ou moins la « fin de l’histoire », le triomphe définitif du capitalisme jusqu’alors vilipendé ? Ne pas accepter ce reniement, et donc résister à « l’air du temps » libéral : tel fut le point de recoupement d’une partie non négligeable de la gauche française à partir de la seconde moitié des années 1980. Cette connivence permit des rencontres, longtemps impensables ou improbables, entre fractions jusqu’alors désunies : héritiers du communisme traditionnel, du trotskysme, du tiers-mondisme, du syndicalisme révolutionnaire, se sont alors côtoyés au lieu de s’affronter, comme ils le faisaient naguère. Ils se sont côtoyés ; ils ne se sont pas pour autant transformés.

Si cette rencontre a produit des effets après 1995 et la grande grève de novembre-décembre, elle n’a pas débouché sur une rencontre, sur une agrégation suffisamment forte pour s’installer durablement dans le paysage politique. Deux ans après 2005, à la présidentielle, la surprise est venue, non de la gauche de gauche comme on le pensait, mais du vieux centre politique. Non pas les antilibéraux, mais les héritiers du christianisme social…

blocages qui doivent sauter

Pourquoi cette impossibilité d’aller au-delà du refus commun ? Sans doute faut-il tenir compte des pesanteurs des structures installées, surtout quand une part de celles-ci héritent du vieux fonds du « bolchevisme » organisationnel. La LCR, dans la dernière période, n’a pas voulu lâcher le petit pactole électoral que lui a valu son monopole, entre 1995 et 2002, d’expression politique de la radicalité issue du « mouvement social » enclenché dans la première moitié des années 1990. Le PCF, lui, a cru que sa participation au mouvement du « non », au printemps 2005, lui permettait de contredire son lent mouvement de déclin et de postuler au rôle de fédérateur politique de « l’antilibéralisme », qui avait bousculé la gauche dans la campagne référendaire européenne. Ni l’une ni l’autre des deux organisations n’a su entrevoir que son effacement lors du premier tour de la présidentielle était une condition du déblocage de la situation.

Mais si l’analyse de la responsabilité des partis installés est une piste évidente, elle ne saurait suffire. Car si l’expérience du mouvement antilibéral des dernières années a montré les progrès accomplis et les possibilités réelles de convergence, elle ne pouvait annuler les lacunes et les problèmes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le plus important n’est pas du côté des structures mais des cultures.

Qu’on le veuille ou non, l’essentiel du champ de la gauche critique est nourri d’une tradition peu ou prou associée à l’histoire ouvrière, aux pratiques incroyablement riches de ce qui fut le « mouvement ouvrier ». Cette histoire fut suffisamment inventive et longue : un siècle et demi environ : pour déboucher sur de véritables cultures, faisant corps avec la société urbaine et industrielle des XIXe et XXe siècles. Or, il en est toujours de même avec les cultures : quand elles sont fortes, populaires, nourries de pratiques multiples, elles sont une force immense ; mais la force se retourne en faiblesse quand la cohérence se fige en répétition, voire en dogme. Le risque est alors grand d’inverser le rapport de la pensée au réel : quand une réalité se dérobe au point que l’on n’en maîtrise plus les ressorts, on peut être tenté de la plier au dogme familier. C’est ainsi que le communisme des années 1950 s’enferma dans la répétition doctrinaire sur la réalité ouvrière (théorisation d’une prétendue paupérisation absolue des ouvriers) alors même que l’expérience ouvrière concrète témoignait de ce que l’espace ouvrier, sans pour autant disparaître, n’était déjà plus le même que celui qui porta le communisme des années 1930-1940.

Pour une part, même si ce fut souvent de manière moins caricaturale, cette aventure est advenue à l’ensemble du champ de la gauche critique. C’est ainsi, par exemple, que la gauche de gauche n’a pas toujours vu ce qui se passait sur le terrain des droits. Quand la dérégulation libérale a mis en cause, à partir des exemples américain et britannique (les années Reagan et Thatcher), l’ensemble des dispositifs de régulation du travail (statuts, droit du travail, système de protection sociale…), la gauche critique s’est mise en posture de combattre l’évolution. Elle l’a fait d’autant plus que la gauche socialiste « gestionnaire » s’empressait d’intérioriser une part non négligeable des ajustements libéraux, au nom de la nécessaire « flexibilité ». Mais cela a poussé la gauche critique à se placer de façon dominante sur le terrain de la « défense » des droits, ce qui l’a mise à découvert sur deux dimensions importantes : l’émergence de l’attente de droits nouveaux, tout aussi collectifs que les précédents mais plus individualisés ; l’introduction d’une division potentielle, sur le terrain des droits, entre ceux qui, par leur statut, peuvent en être bénéficiaires et ceux qui en sont structurellement exclus.

De la même manière, la gauche critique s’est éloignée paradoxalement de la nécessaire réflexion politique sur le travail. Alors que le patronat s’emparait de la question dans les années 1970-1980 pour chercher de nouveaux modes de gestion de la force de travail, les forces critiques regardèrent cette évolution avec méfiance. Ou bien elles cherchèrent à s’émanciper de ce risque en prônant la déconnexion du revenu et du travail (au nom du caractère intrinsèquement aliénant du travail dans les sociétés industrielles), ou bien elles contournèrent le problème en développant la conviction que la solution des problèmes liés au travail se trouvait, non pas dans l’organisation du travail mais dans la maîtrise des déterminants économiques dudit travail (la propriété et les normes comptables de gestion). La question de l’organisation du travail, de son sens, de ses contenus, a été ainsi délaissée. Ce n’est pas que syndicalistes, ergonomes, sociologues ne se soient pas penchés sur le problème. Mais il a cessé d’être une question politique… sauf pour la droite et le social-libéralisme.

De la novation

Même si le second tour des législatives de juin a atténué le choc du printemps, la gauche française est contrainte à se refonder. Cette refondation doit porter à la fois sur la posture et sur la culture.

La posture est celle du rapport à la société. On ne peut plus, dans les sociétés du capitalisme mondialisé, s’en tenir au balancement perpétuel entre une gauche d’incantation et une gauche de renoncement. Admettre le caractère inéluctable des « contraintes » définies par les règles de la seule finance internationale n’a plus rien de « réaliste » dans un monde où la croissance exponentielle des inégalités génère violences et instabilités. Se placer sur le terrain de la contestation de ces normes et de la production de normes alternatives, à la fois économiques, sociales, juridiques et culturelles, est la seule voie raisonnable. Encore faut-il que ces alternatives accèdent à une cohérence au moins aussi forte que celle des libéraux contemporains.

Or, si elle veut être efficace, la posture (la transformation de la société et de ses mécanismes et pas l’accommodement à ses contraintes) implique de la refondation des contenus sans lesquels toute transformation n’est qu’un discours sans effet. Cela suppose que les forces les plus critiques prennent l’habitude de raisonner en termes de société globale, et non pas en termes de cercles concentriques « partant » de l’exploitation économique pour parvenir, peu à peu, aux « petites fleurs » des droits juridiques, des formes démocratiques, de la culture ou de l’information (pourtant centrale dans la production actuelle de richesse). Cela suppose qu’elles soient attentives aux formes d’une critique qui n’est plus seulement celle du « mouvement ouvrier », qui passe par des formes souvent plus individuelles, plus « sociétales », tout aussi soucieuse de « sens des actes » que de quantité des biens acquis. Cela suppose d’inventer des formes de pensée qui permettent de passer des régulations verticales et hiérarchiques (celles de la grande industrie et de l’Etat centralisé) vers des régulations plus souples et plus diversifiées, sans pour autant se couler dans les moules de la « flexibilité » des marchés. Cela suppose, par exemple, de ne pas accepter la loi de la dérégulation et de la privatisation, mais sans oublier que la promotion du service public passe par sa transformation et sa « débureaucratisation » (bureaucrates et libéraux peuvent faire bon ménage !).

Bref, cela suppose de faire bouger les cultures. Sans doute faut-il se méfier des discours brillants de la « table rase », des changements brutaux de « paradigmes » qui ne sont souvent que le miroir inversé de la « conservation ». Que le temps ne soit plus au « mouvement ouvrier » ascendant n’implique pas la négation de ce qu’il en reste. Mieux vaut, aujourd’hui, cultiver les rencontres, fussent-elles difficiles et parfois conflictuelles, entre des pratiques, des formes d’organisation, de structures, des cultures.

Il faut que cette rencontre, qui existe dans le champ des idées, advienne sur le terrain proprement politique. Encore faut-il se doter de formes d’organisation qui rendent possibles ces rencontres. Or, à ce jour, celles qui existent fonctionnent à la mise à l’écart des groupes n’entrant pas dans le modèle masculin-européen fondateur, celui de l’homme, militant et chevronné. Les femmes en général, les jeunes, les minorités ont du mal à s’y insérer, sauf à intérioriser le modèle dominant.

Nulle raison de laisser le terrain de la modernisation aux libéraux et à ceux qui acceptent plus ou moins leurs règles. Il faut savoir être moderne, comme aurait dit Rimbaud. C’est-à-dire qu’il faut imposer l’image d’une modernité démocratique, de transformation et non d’adaptation à l’ordre existant.

Roger Martelli

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