Nouveau cinéma, nouveau monde. Cannes découvre de nouvelles générations de cinéastes et expose le cinéma comme un art tout à la fois intérieur et extérieur. Des allers et retours se font entre pays. Langues, signes et codes sont à déchiffrer.
Cannes a célébré cette année son 60e anniversaire. Gilles Jacob, président du Festival, a pour l’occasion initié et produit un film collectif, Chacun son cinéma (To Each his Own Cinema) réunissant 35 réalisateurs. Chacun a livré, en un court segment et sans avoir connaissance des autres projets, sa vision singulière de ce qu’est une salle de cinéma. Un ensemble ironique à l’heure où la cinéphilie se déporte de plus en plus de la cellule close et recluse que matérialise la salle obscure… La Quinzaine des réalisateurs a de son côté proposé un ensemble intitulé O estado do mundo (L’Etat du monde), composé de six films politiques mettant symboliquement en scène des traversées de frontières, géographiques et historiques : réalisées par Apichatpong Weerasethakul, Vicente Ferraz, Ayisha Abraham, Wang Bing, Pedro Costa et Chantal Akerman. Mis côte à côte, ces deux projets collectifs, l’un centripète, l’autre centrifuge, donnent à voir, à entendre la ligne de force majeure de ce festival-monde qui expose le cinéma comme un art tout à la fois intérieur et extérieur. Chacun son monde ? Telle est la question qui s’est imposée souterrainement lors de cette 60e édition cannoise.
NOUVELLE GÉNÉRATION
La liste des cinéastes impliqués dans Chacun son cinéma cartographie un état du cinéma mondial assez révélateur pour qu’on la cite in extenso. Dans les rangs de cette salle imaginaire, se côtoyaient donc : Theo Angelopoulos, Olivier Assayas, Bille August, Jane Campion, Youssef Chahine, Chen Kaige, Michael Cimino, Joel & Ethan Coen, David Cronenberg, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Manoel De Oliveira, Raymond Depardon, Atom Egoyan, Amos Gitai, Hou Hsiao Hsien, Alejandro Gonzales Inarritu, Aki Kaurismaki, Abbas Kiarostami, Takeshi Kitano, Andrei Konchalovsky, Claude Lelouch, Ken Loach, Nanni Moretti, Roman Polanski, Raul Ruiz, Walter Salles, Elia Suleiman, Tsai Ming Liang, Gus Van Sant, Lars Von Trier, Wim Wenders, Wong Kar Wai et Zhang Yimou. A ce Panthéon majeur, vitrine internationale du plus grand festival du monde, kyrielle d’auteurs à la signature assurée, ont fait écho, sur un mode mineur, les œuvres primées par le jury présidé cette année par le réalisateur anglais Stephen Frears : des œuvres émanant de cinéastes pour la plupart inconnus du grand public, et jeunes, dessinant très clairement une génération post-1968 : Marjane Satrapi (née en 1969) et Vincent Paronnaud (né en 1970), lauréats du prix du Jury pour Persepolis ; Carlos Reygadas (né en 1971) Prix du Jury ex-aequo pour Lumière silencieuse ; Fatih Akin (né en 1973) Prix du scénario pour De l’autre côté ; Naomi Kawase (née en 1969), Grand Prix pour La Forêt de Mogari. Cristian Mungiu, récipiendaire de la Palme d’or, est né en 1968. Dans 4 mois, 3 semaines et 2 jours, Mungiu met en scène, en une série de plans-séquences très maîtrisés, un avortement clandestin dans la Roumanie finissante de Ceaucescu, interrogeant ainsi la possibilité d’un nouveau monde. Le cinéaste roumain a accueilli son prix en y déchiffrant immédiatement « une bonne nouvelle pour les petits cinéastes venus de petits pays » , ceux-là même qui ne figurent pas dans la carte dessinée par Chacun son cinéma. Le réalisateur a également rappelé qu’il y a un an, il n’avait pas en tête l’idée du film, et qu’il y a six mois, il n’en avait pas encore le financement (moins de 600 000 euros). Faut-il voir dans cette Palme le symptôme d’une nouvelle accélération du processus de fabrication des films ? Côtés rapides, figuraient aussi le réalisateur coréen Kim Ki-duk, qui, aimant à citer un dicton coréen, « Ecris rapidement, d’un seul coup de pinceau » , a tourné son film Soom en dix jours, ainsi que le véloce Christophe Honoré qui a réalisé Les Chansons d’amour dans la foulée de Dans Paris, galvanisé par la leçon toujours contemporaine de la Nouvelle Vague qui avait su « accorder ses désirs à ses moyens » .
Si la sélection fut assez homogène dans sa qualité, sans qu’advienne un choc esthétique majeur, Cannes a pourtant plus que jamais donné à voir un cinéma à plusieurs vitesses. Aux côtés d’œuvres à la temporalité resserrée, condensée (que ce resserrement soit esthétique, narratif ou économique), ont figuré des films longs, étendant leur durée, dilatant leur temporalité majestueuse. Ces deux tendances ne sont pas hermétiques l’une à l’autre : elles communiquent via des lignes en zigzag, qui opèrent une distorsion entre le temps réel de la caméra, du tournage, et la temporalité intérieure du film. Idée qu’exprimait à sa façon le cinéaste Robert Bresson en 1946 : « C’est l’intérieur qui commande. Je sais que cela peut paraître paradoxal dans un art qui est tout extérieur. Mais j’ai vu des films où tout le monde court et qui sont lents. D’autres où les personnages ne s’agitent pas et qui sont rapides. J’ai constaté que le rythme des images est impuissant à corriger toute lenteur intérieure. Seuls les nœuds qui se nouent et se dénouent à l’intérieur des personnages donnent au film son mouvement, son vrai mouvement »
DÉTERRITORIALISATION
L’internationalisation grandissante des moyens de production brouille les frontières entre les films. L’attribution d’une nationalité fixe à un film est de moins en mois évidente. En la matière, Raphaël Nadjari, auteur de Tehilim (en salles depuis le 30 mai), apparaît comme un cas d’école : né à Marseille en 1971, Nadjari a tourné ses trois premiers films à New York et ses deux derniers en Israël. De son côté, le cinéaste taiwanais Hou Hsiao Hsien a élu domicile en France pour Le Voyage du ballon rouge qui a ouvert la sélection « Un certain regard » . Ce film magnifique est nimbé par une étrangeté métaphysique, un écart entre les langues, entre les signes, inquiété par le regard que le cinéaste étranger porte sur Paris. Essentiellement voyageuse, apatride, cette déterritorialisation symbolique fut au cœur de nombreux films. Import Export, de l’Autrichien Ulrich Seidl, met en scène deux trajectoires opposées : alors qu’Olga quitte l’Ukraine pour l’Autriche où elle devient femme de ménage dans un service gériatrique, Paul, ancien agent de sécurité à Vienne, se dirige vers l’Ukraine. Dans le révélateur De l’autre côté, Fatih Akin tresse des allers et retours subtils entre l’Allemagne et la Turquie. Adaptant à l’écran sa bande dessinée, Marjane Satrapi fait voyager (et grandir) son propre personnage entre l’Iran, la France et l’Autriche. Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas, invente un pays à lui tout seul, en centrant son film sur une communauté agricole mennonite installée au Mexique et déconnectée du monde moderne. Leur langue, le plautdietsch, un dialecte germanique proche du néerlandais médiéval et du flamand, condense toute l’étrangeté de ce petit univers autarcique.
AUTRES LANGUES
Les films présentés à Cannes se sont proposé de réinventer le langage, donnant à entendre d’autres langues. Christophe Honoré et Serge Bozon (réalisateur de La France présenté à la Quinzaine des réalisateurs : film qui met en scène des fantômes, des déserteurs de la Grande Guerre) ont tous les deux situé au cœur de leur film des chansons. Dans Une Vieille maîtresse, Catherine Breillat excelle à rendre contemporaine la langue littéraire de Barbey d’Aurevilly, tout en proposant une circulation historique entre le XVIIIe et le XIXe siècles, entre libertinage et ordre moral. Les prières de Lumière silencieuse répondent de leur côté aux psaumes, « tehilim » , de Raphaël Nadjari. Mais c’est Zodiac, incontestablement, le film de David Fincher présenté le premier jour du Festival et sorti en salles dans la foulée, qui offre le plus de potentialités linguistiques et sémantiques. Le film, distendu entre 1969 et la fin des années 1980, prend pour matière la longue enquête consacrée aux crimes réels du Zodiac qui a terrorisé les Etats-Unis. Le langage parlé par le Zodiac, les signes et les codes qu’il utilise, ne parviennent pas à être déchiffrés par les policiers, lesquels s’en remettent à la seule science graphologique. Seul un dessinateur, Robert Graysmith (Jake Gyllenhall), parvient à entrer dans l’univers inventé par le Zodiac. Opaque aux enquêteurs, ce monde est immédiatement soluble dans le cinéma. Zodiac met en abyme l’appropriation de l’événement par L’Inspecteur Harry (1971) de Don Siegel et, dans les marges, par Bullitt (1968) de Peter Yates. Un cinéma-monde à lui tout seul. J.C.
Article paru dans Regards n°41, juillet/août 2007
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