Nicolas Sarkozy a gagné les élections sur le projet d’une droite dure et assumée. Défini comme une « rupture », ce projet balaie les dernières traces de l’équilibre social français maintenu par le gaullisme. Derrière, un immense travail intellectuel et politique. Retour sur les volets de sa stratégie.
Ce numéro de Regards est le premier de ce qui s’annonce comme une nouvelle ère politique, dominée par l’arrivée au pouvoir d’une droite « décomplexée ». Celle-ci a surmonté « l’illégitimité » qui la frappait depuis la Libération alors que, « pour la première fois depuis la Seconde Guerre, la gauche n’a pu imprimer ses thématiques », comme l’affirme Patrick Devedjian, le nouveau secrétaire général délégué de l’UMP.
Il a été dit par les différentes forces de gauche que le projet Sarkozy mettrait à mal la société française. Sans succès, quand bien même un sursaut de mobilisation à gauche a permis de limiter aux législatives sa nette victoire de la présidentielle. Cela ne peut conduire l’ensemble de la gauche à différer une fois encore sa mise à jour. C’est définitivement clair : l’incantation ne suffit pas. Il ne sert à rien de proclamer « plus jamais ça », de parler de « refondation » pour finalement refermer le couvercle, remettre tout en ordre… en attendant la prochaine déroute.
La gauche doit produire un réel travail pour renouveler son discours, ses propositions, redonner sens à ses valeurs. Nous vivons une défaite politique, idéologique et culturelle. C’est en produisant un effort de cohérence sur tous ces tableaux que Sarkozy a gagné.
Immigration-identité
Sa victoire, il la doit d’abord à un immense travail intellectuel et politique. Autour de Sarkozy se sont mobilisés les idéologues de la droite intellectuelle la plus dure des années 1970-1980, celle qui forma le Grece, le Club de l’Horloge, l’Uni, etc. Cette « nouvelle droite » avait d’ailleurs estimé que le triptyque « identité, immigration et insécurité », attaqué « sans tabou », serait le sésame des portes du pouvoir. Le nouveau ministère conduit par Brice Hortefeux a vu accolés les mots « immigration » et « identité nationale ». Cette association « a été mise en circulation en France d’abord par le Club de l’Horloge et le Grece et diffusée par le Front national », a confirmé l’historien Gérard Noiriel, en annonçant sa démission en réaction à la création de ce ministère, avec sept autres chercheurs. Autour des Hortefeux, Devedjian et autres Fillon, se sont agrégés des transfuges de l’intelligentsia qui avait amorcé sa conversion libérale. Ensemble, ils ont décapé les discours traditionnels de leur camp et ont pris à bras-le-corps les problèmes enkystés. Sarkozy a rompu avec les pratiques trop courantes dans la politique française qui consistent à déléguer aux intellectuels et super-technocrates la formulation du « programme ». Afin de proposer une réponse politique globale, il a travaillé de façon méthodique et régulière depuis cinq ans, réunissant des conventions thématiques, elles-mêmes préparées par des auditions, des ateliers, etc.
Le projet stratégique du nouveau pouvoir est explicite : pour gagner dans la compétition mondiale et développer une société de services, il faut rompre avec l’équilibre social français auquel même les gaullistes et les chrétiens-démocrates ont contribué. Le second tour des législatives fut une formidable illustration symbolique de l’entrée dans une nouvelle ère : en perdant les élections à Bordeaux, Alain Juppé doit abandonner son portefeuille ministériel. Bilan : la dernière figure de la chiraquie trébuche en direct et, avec lui, ce qui reste du gaullisme dans la politique contemporaine.
Puisque chez Sarkozy tout peut s’acquérir à force de sueur, une franche hostilité à toutes les protections acquises est de mise. Les grands acquis des luttes sociales sont ainsi menacés par définition : syndicats, salaire minimum, durée légale du travail, protection sociale, retraite… autant de freins et de carcans paralysant l’irrésistible ascension des Français enfin libérés.
Méritocratie
Avec Sarkozy, réduire la fracture sociale n’est plus de mise. « Trêve de balivernes sur le lien social », renvoie-t-on depuis le château de l’Elysée. La dualité de la société est franchement assumée en tant que projet : la recherche de l’enrichissement personnel serait le moteur de la société. Le carburant : la méritocratie, l’un des fondements de la pensée de Sarkozy. « Je crois aux vertus du travail, du mérite, de la récompense et de l’effort », n’a cessé de répéter le candidat UMP. Ceux qui restent au bord du chemin en portent la responsabilité. Il en serait l’exemple : même les enfants de l’immigration hongroise élevés à Neuilly peuvent prendre l’Elysée. La nouvelle garde des Sceaux Rachida Dati incarne à son tour les vertus sarkoziennes. Fille d’immigrés marocain et algérienne, ancienne caissière puis aide-soignante, devenue malgré tout ministre à force d’un courage inébranlable. La France qui se lève tôt a ici la preuve que c’est possible et que ça ne dépend que d’elle. Et peut-être elle aussi jouira-
t-elle un jour du yacht et des dîners au Fouquet’s… La valorisation de l’arrivisme fut également incarnée par le débauchage d’individualités venues des rangs de la gauche. La participation au gouvernement Fillon de Bernard Kouchner ou de Fadela Amara montrent que l’essentiel est bien d’arriver. Comble du cynisme, la présidente du mouvement féministe « Ni putes ni soumises » accepte d’être sous la tutelle de Christine Boutin, figure emblématique de l’ordre moral et du combat contre l’avortement ; l’auteure en 2006 de La racaille de la République se retrouve sous les ordres de celui qui a prévu de « nettoyer au kärcher » les quartiers populaires.
Le parti pris de la réussite sociale à tout prix et du plus riche n’est pas masqué : Rolex au premier plan à la télé, Nicolas Sarkozy a fêté ostensiblement sa victoire dans le luxe. En proposant à chacun de suivre son exemple et d’ainsi « parvenir », il fait de l’idéologie. Quand la gauche n’a plus de projet collectif et solidaire, la droite avance son offre. Celle-ci n’est pas destinée qu’aux seuls individus. Sarkozy réhabilite comme jamais les corps intermédiaires qui « canalisent » la société. On l’a vu donner une place étonnante à la religion ; on le voit reconnaître « les communautés » ; il fabrique une référence nationale. Il reçoit les syndicats avant même son investiture. Ici, l’enjeu n’est pas tant le « dialogue » que la volonté de geler l’action et la recherche de divisions entre syndicats (1).
Affirmation répressive
Dernier volet de sa stratégie, et non des moindres puisqu’il en est le ciment, la dimension répressive. Voilà l’ultime menace. Celle-ci prendra des aspects classiques : les forces de l’ordre contre la résistance et la rébellion. Les circulaires envoyées aux tribunaux pour encourager la plus grande fermeté dans les derniers débordements lors de manifestations ou révoltes sociales montrent une direction sans ambiguïté. Elle se logera aussi dans la gestion du social avec la guerre aux « tricheurs », à ceux qui ne veulent pas accepter un travail au rabais. L’exemple anglais est remarquable : par cette remise au travail, on recrée un corps de new-prolétaires serviles au service des classes dominantes.
L’affirmation répressive est présente dans l’extrême fermeté opposée à tout mouvement de solidarité à l’égard des sans-papiers et contre les reconduites à la frontière. Elle se déploiera encore dans le champ de l’idéologie avec le projet de peines planchers : un juge devra désormais justifier la mise en liberté et non plus argumenter la mise en détention.
Utilitarisme
Cette vision intégrée alliant ultralibéralisme et autoritarisme se traduit par la mise en cause de valeurs civilisatrices avec l’émergence d’un utilitarisme sans vergogne. Au premier rang, on pense bien sûr à l’abjecte immigration choisie. Toute honte bue, on vide le Sud de sa matière grise et avec elle ses chances d’émancipation. Mais il y a aussi la culture choisie. Sarkozy n’a pas pu le faire mais l’objectif que recouvrait la création d’un grand ministère de l’Intelligence demeure. Il s’agit de développer la recherche, l’enseignement supérieur et les politiques culturelles « utiles » à la promotion de la France, à la production immédiate de richesses : quelle qu’en soit l’utilité sociale, sans objectif de développement humain. L’éducation doit être au service du marché. Logiquement, figure parmi les premières réformes celle de l’Université. « Chacun choisira sa filière, mais l’Etat n’est pas obligé de financer les filières qui conduisent au chômage. L’Etat financera davantage de places dans les filières qui proposent des emplois, que dans des filières où on a 5 000 étudiants pour 250 places (2) ». Il donnait même un exemple précis : « Vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1 000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’Etat doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. » Nicolas Sarkozy soumet la connaissance à une exigence supérieure d’utilité économique, c’est-à-dire de rentabilité.
Il n’hésite pas davantage à hiérarchiser les œuvres : « Pour moi, toutes les œuvres ne se valent pas », déclarait-il dans Télérama en février. Il y a, d’un côté, celles qui méritent d’être transmises : le « patrimoine », les « grandes œuvres de la sensibilité et de l’esprit humain », les « grands auteurs », le « beau »… Il y a, d’un autre côté, la modernité qu’il se laisse aller à critiquer : « Admettons toutefois que le modernisme et la nouveauté ne sont pas les seuls critères de l’esthétique, que l’on est allé trop loin dans certains domaines, qu’une partie du public a été perdu au passage… (3) ».
Sarkozy a été élu par la force de son projet, sa cohérence. Et par la vacuité des alternatives qui étaient proposées. La gauche s’est trop longtemps payée de mots. Les jeunes des banlieues l’ont dit sur tous les tons : la liberté, l’égalité, la solidarité : valeurs de la gauche et devise de la République : sont d’autant plus chéries qu’elles sont si souvent loin devant.
L’égalité ne peut plus être seulement affaire de redistribution salariale. La liberté ne peut plus se penser en dehors d’un nouveau dynamisme de la culture et de la création. Le travail ne peut plus être délaissé au profit de la seule lutte contre le chômage et la précarité. Le temps et l’espace de nos vies ont changé. La gauche doit les appréhender. Les conditions de l’égalité et de la liberté, qui sont au fondement de la gauche, doivent être redéfinies dans les termes d’aujourd’hui.
Cet immense travail de refondation du projet mais aussi des formes de l’action politique ne peut venir des seules forces constituées. Mieux, la gauche politique s’est étiolée pour avoir poussé aux marges de la politique les intellectuels, les acteurs des mouvements sociaux : et notamment les syndicalistes :, les jeunes, les habitants des quartiers populaires, les artistes, etc.
La gauche doit avoir la volonté et la lucidité de changer. Regards va jeter toutes ses forces dans cet effort… C.A. et C.T.
Regards , juillet 2007
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