Un cinéma africain sous perfusion

Porté par la ferveur des cinéphiles africains, le vingtième festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO), au Burkina Faso, repose la question de l’ambivalence des relations Nord-Sud. La biennale secrète des poches de résistance d’un cinéma africain qui cherche à récupérer son regard.

Envoyée spéciale Cécile Collette .

Le salutaire et réussi Bamako d’Abderrahmane Sissako a réalisé 200 000 entrées en 2006. Présage d’un avenir meilleur ou plébiscite météore ? Sans tenir un discours de Cassandre en annonçant un cinéma moribond, certaines évidences alarment. Un nombre exponentiel de salles ferment sur le continent et la diffusion et l’exploitation demeurent difficiles et aléatoires. L’endémie touche surtout l’Afrique subsaharienne, à l’exception de l’Afrique du Sud. La production du Maghreb est relativement moins concernée par cette indigence de politique cinématographique : en Tunisie ou au Maroc, l’investissement pour soutenir le cinéma national est plus effectif. En dépit de multiples initiatives et du tropisme de la bonne volonté, la situation actuelle révèle la constance du rapport Nord/Sud.

Né de l’Indépendance au tournant des années 1960, le cinéma africain demeure néanmoins aujourd’hui fondamentalement dépendant des subventions européennes. Au sortir de la décolonisation, les Etats africains n’ont pas pris le relais, plombés par les ploutocrates peu scrupuleux. En 1984, le Fonds Sud (le département de l’aide aux cinémas du Sud du ministère des Affaires étrangères français) est créé pour pallier le déficit, voire l’absence totale de structures productives. Mais ce support nourricier semble devenir indispensable et assume un cinéma sous perfusion, injecté d’aides et de subventions. La volonté affichée de promouvoir et soutenir le cinéma africain ne masque pas totalement l’ambivalence d’une telle générosité, qui pourrait flirter avec la culpabilité. Cet altruisme n’est-il pas l’expression de la dette coloniale ?

Bamako, film franco-américano-malien, illustre la schizophrénie imposée aux cinéastes africains, majoritairement issus de la diaspora. Ces créateurs exilés doivent jongler en permanence avec la loi de la coproduction. La fiche technique d’un film africain s’avère souvent immuable, avec la participation jamais abdiquée d’Arte, du CNC, du Fonds Sud Images, l’indéfectible coopération de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), de l’Union européenne et de TV5 Monde. Ce réseau tentaculaire de partenaires à remercier met en évidence la complexité des mécanismes de production et les contraintes qui en découlent. Fonds Sud a certes aidé plus de 350 films depuis sa création mais certaines clauses contractuelles peuvent paraître absconses. Ainsi, « les lieux de tournage doivent être ceux des pays concernés ». En somme, il semble stipulé que l’Africain en celluloïd (comme l’Africain ?) doit rester chez lui… Si un cinéaste africain veut que son héros sorte du territoire, la subvention n’a plus lieu d’être. Par ailleurs, les frais de post-production doivent être dépensés en France. Le ministère des Affaires étrangères français reste en outre détenteur de beaucoup de droits de diffusion de films africains. Le premier film africain Afrique sur Seine (1955) laissait déjà germer cette relation constante avec l’ancienne puissance coloniale.

Plaire aux attentes

Le cinéaste africain, fin stratège, est souvent contraint d’amadouer le bailleur de fonds pour bâtir une filmographie. Les détracteurs du « cinéma de calebasse » y voient une tactique destinée à séduire les financeurs par le folklore et une authenticité opportuniste. Ce détournement formel tend à inventer un monde disparu, une Afrique-Atlantide. Les subventions ont généré une typologie du genre « cinéma africain », façonnant parfois un imaginaire qui n’est pas identitaire. Le film africain est pris dans un carcan de critères, et induit un travestissement de la narration. Le film doit avant tout plaire aux attentes, à une demande extérieures. Une paupérisation visuelle s’ensuit : une misère crasse, la maladie, la violence urbaine, le pillage de l’Afrique, la guerre civile font partie du cahier des charges. Et les clichés perdurent. Le système peut asphyxier le cinéma africain, produisant l’effet pervers d’un cinéma AOC, franchisé esthétiquement mais qui n’est pas affranchi économiquement.

Le Béninois Sylvestre Amoussou, qui a reçu le prix Sembene Ousmane au dernier Fespaco pour Africa Paradis, fable futuriste à la plausibilité troublante, évoque sa persévérance. En imaginant l’exode de clandestins européens vers une Afrique prospère, il constate a contrario que « le monde évolue, sauf l’Afrique ». Il ne cherchait pas à « provoquer », juste à éveiller nos consciences engourdies. Il dénonce notamment l’instrumentalisation de l’immigration et la douleur du déracinement. L’intérêt pour ce film qui a mis dix ans à voir le jour, sans subventions ni distributeurs, est donc bienvenu. Mais Sylvestre Amoussou reste lucide devant l’engouement courtisan : « Fonds Sud, c’est bien, à condition d’avoir la liberté. » Le film n’était programmé initialement que dans quatre salles en France, dont le fief résistant du cinéma africain, « Images d’ailleurs » à Paris. Sylvestre Amoussou mise sur les investisseurs privés pour réaliser son prochain film. Le réalisateur congolais Balufu Bakupa-Kanyinda résume bien la situation : « C’est le cuisinier qui fixe le menu. » Et proteste contre ce régime, car « les subventions tuent l’Afrique ». Dans Juju Factory, primé au Fespaco, il propose une réflexion intéressante sur une culture en exil, situant son récit dans le quartier de Matonge à Bruxelles. Il a tourné en caméra digitale-vidéo (DV) pour plus d’indépendance, dans la forme et le contenu : « Assez avec ce fardeau collectif », fait-il dire à un de ses personnages, évoquant la généralisation excessive du malheur africain.

Production assistée

Toutefois, le bilan d’une production assistée n’est pas que négatif. Beaucoup de films n’auraient pu exister sans ces moyens qui multiplient les chances de viabilité d’un projet. Cette sujétion du cinéma africain renvoie à une réalité : au vu de la précarité de l’Afrique, ces enjeux artistiques sont une urgence subsidiaire. La tutelle n’est pas irrémédiable. Le système n’a de légitimité que dans la relance à long terme d’une économie du cinéma en Afrique. Les financeurs au Nord ont mésestimé la condition sine qua non de l’aide au cinéma du Sud : les débouchés du marché, l’accès au grand public. La distribution et l’exploitation ont été délaissées dans ce concert d’initiatives renouvelables. Le plan Africa Cinéma (Agence internationale de la francophonie, ministère des Affaires étrangères, Union européenne), venu à la rescousse en 2003, a été un échec. Les investissements de 1,5 million d’euros n’ont su résoudre l’indigence de structures locales. Comme les Etats africains ne créent pas de cadres bénéfiques, qu’il n’existe pas de base solide pour accompagner les projets, les chances de réussite sont réduites. Pourquoi alors le cinéma africain est-il autant aidé au Nord si sa rentabilité n’est pas considérée ? Peut-être parce que la France a besoin d’un soutien dans les négociations de l’OMC et donc consolide le concept d’« exception culturelle »…

Image et pédagogie

Le cinéma d’auteur est ainsi astreint au nomadisme, cloisonné aux festivals, destiné à un public « art et essai ». Sur le continent africain, les salles périclitent et les films américains monopolisent les rares écrans restants. Durant le Fespaco, le cinéma « Burkina » a pu servir de lieu de projection grâce à son rachat par la caisse de sécurité sociale du Burkina Faso. Mais sa situation en centre-ville représente de futures spéculations foncières. Main basse sur le cinéma africain ? D’autres facteurs participent à cette faillite : le piratage fait la loi, la télévision est hégémonique, les chaînes et les politiques démissionnaires. Quel avenir donc pour le cinéma africain ? Comment résoudre l’équation entre le cinéma populaire et le cinéma d’auteur ? L’exemple du Maghreb et de l’Afrique du Sud démontre que lorsque l’Etat soutient le cinéma, son industrialisation, l’essor qualitatif et compétitif s’ensuit. La solution doit donc être endogène car il est impossible de se construire de l’extérieur. C’est là que le bât blesse. Le cinéma africain est façonné par un regard externe. Comme le dit le jeune cinéaste malien Moustapha Diallo : « Quand déjà on ne peut pas se payer un caleçon, comment peut-on se payer une école ? » Mais les énergies sont présentes. Lui veut faire des films « pour que les Africains les voient », « l’internationalisation » est une « option » secondaire. Le désir d’émancipation est chevillé au corps du cinéaste africain. Dans la jeune génération, la densité du mythe Thomas Sankara, président burkinabé assassiné, pourfendeur d’un écran colonisé, étaie cet espoir d’autonomie. Le cinéma africain cherche à récupérer son regard. La révolution est ardue : l’économie marchande des produits audiovisuels domine les grands marchés. L’exemple de Cannes où la Warner envoie son armada pour vendre des films américains, non pour acheter des films africains, témoigne de cet échange inégal et d’un rapport unilatéral.

La question des écoles et de la formation est cruciale. La plupart des cinéastes ont été formés au Nord. Le réalisateur congolais Balufu Bakupa-Kanyinda signale l’importance d’enseigner l’histoire du cinéma africain, ce qu’aucune école de cinéma d’Afrique ne propose. Le problème relève de la pédagogie, donc de l’idéologie. « Aucune histoire de l’image des Noirs n’est proposée de l’intérieur », dénonce-t-il à juste titre. « C’est le seul peuple dont l’image a été fabriquée. » Or l’image est « très importante dans toute la relation que l’on a avec soi-même ». C’est une nécessité intime. L’homme noir a trop longtemps servi de décor, entre ethnologie et entomologie. Encore aujourd’hui, si l’on s’en tient à Blood Diamond (Etats-Unis, 2006), le chromo de la sauvagerie africaine est perpétué et le final cut tombe au moment où le protagoniste noir s’apprête à parler ! Le Camerounais Jean-Marie Teno confirme : « Une histoire de la représentation du Noir au cinéma est fondamentale. » L’idée de la transmission intervient naturellement. « Les jeunes Africains n’ont aucune connaissance de leur cinéma », note le Sénégalais Moussa Touré. Le cinéma africain « doit être un miroir où l’Afrique se regarde », non le mirage d’un continent fantasmé. Les formateurs viennent de l’extérieur (France ou Belgique) et « ne sont pas habilités à enseigner », s’insurge Balufu Bakupa-Kanyinda. « Ce ne sont pas des Africains qu’on appelle pour former les Africains. » S’il a tenu une masterclass à la Femis, l’école française des métiers de l’image et du son, il n’en déplore pas moins qu’« en France, des gens comme moi n’intéressent personne ».

Daratt, du Tchadien Mahamat Saleh Haroun, parvient en douce à contourner la fatalité de la subvention et réhabiliter la dignité africaine. Le personnage du criminel de guerre, le meurtrier boulanger, la figure paternaliste se nomme Nassara. Or « nassara » signifie « homme blanc ». Le coupable est effleuré par ce subtil écho. Si ce film a reçu des aides nutritives, la réponse du cinéaste africain réside peut-être dans cette ironie masquée : le meurtrier gracié, la victime de l’orphelin, est bien Nassara.

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