Glasgow sous surveillance

Red Road, premier long-métrage d’Andrea Arnold, prix du Jury à Cannes, est un mixte de film social, de thriller urbain, du Ken Loach mâtiné de Blow Up. Entre vengeance et érotisme, un film très urbain planté à Glasgow. Où se noue une relation trouble entre une opératrice dans une société de vidéosurveillance et l’ancien taulard qui a brisé sa vie. Par Juliette Cerf

Il y a un mois, le 2 novembre, est paru un rapport publié par la commission britannique pour l’information, montrant que la Grande-Bretagne était en passe de devenir une « société sous surveillance ». Entre les rues, les routes, les transports en commun et les centres commerciaux, 4,2 millions de caméras épient quotidiennement les faits et gestes des citoyens, un Londonien pouvant être filmé jusqu’à trois cents fois par jour (1). Planté à Glasgow, non loin de là, Red Road, long-métrage très urbain d’Andrea Arnold, s’empare de cette question sur un mode oblique en déjouant les facilités d’un film-dispositif. Coproduit par Zentropa, la société de production de Lars Von Trier, premier film à voir le jour dans le cadre du projet Advance Party, Red Road a obtenu le prix du Jury lors du dernier festival de Cannes. Au principe d’Advance Party, réside une idée de répétition, de sérialité : « Trois réalisateurs développent des scénarios en se basant sur un même groupe de neuf personnages. Les films doivent se dérouler en Ecosse mais les scénaristes sont ensuite entièrement libres de déterminer la situation géographique, la condition sociale ou l’origine ethnique des personnages (…) qui doivent apparaître dans tous les films. Les différents rôles seront interprétés de la même manière par les mêmes acteurs dans chacun des films. »

Puzzle en construction

Au mitan du film, une petite annonce glanée dans la vitrine d’un magasin annonce une division : pour vos soirées, un magicien capable de se scier en deux ! Une étrange phrase, principe organisateur de Red Road, proche de celle que cite André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme, l’une de ces phrases qui cognaient à la vitre : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre. » Deux mondes ici cohabitent, séparés par une fenêtre : le monde réel et le monde filmé. Opératrice dans une société de vidéosurveillance municipale, Jackie observe la ville (Glasgow), la vie, à travers le filtre de ses écrans. A travers son œil, city eye personnifié, et au-delà de la fragmentation de sa vision, des personnages récurrents prennent corps : un homme qui promène son chien ; une femme de ménage qui danse, un walkman sur les oreilles. Ils figurent pour elle des repères rassurants, des points d’ancrage dans une réalité à jamais brisée. Interprétée par la remarquable Kate Dickie, Jackie vit seule, loin des autres, séparée du monde, hantée par son passé. Ses relations avec sa belle-famille demeurent impossibles. Ses escapades sexuelles dans le camion de son amant ne la satisfont pas : « Tu as joui ? », « Oui, avant toi », rétorque-t-elle tant bien que mal en se rhabillant. La jouissance aura lieu, plus tard, avec un autre. Avec l’Autre. La trajectoire du film consistera à dépasser cette division organique. A opérer une confrontation trouble entre Jackie et l’homme qui a brisé sa vie, en causant la mort de son mari et de sa fille, dont elle a conservé les cendres dans une urne domestique. L’accusé avait fui son regard lors du procès. Jackie va orchestrer leur face-à-face, mixte d’actif et de passif, de mise en scène et d’imprévus, de volonté de vengeance et de perte inhérente à la fascination. La révélation progressive des enjeux de cette relation ambiguë fournit une solide trame scénaristique, en forme de puzzle en construction. La construction d’un accès au deuil jusque-là impossible.

Cet homme, Clyde (Tony Curran), lui apparaît d’abord sur l’un de ses écrans comme un corps à peine perceptible en train de faire l’amour dans un terrain vague. S’agit-il d’un viol ou d’une relation consentie ? Prompte à réagir en cas d’agression, Jackie scrute la scène en se laissant petit à petit envahir par un plaisir voyeur. Son visage à peine discerné, l’homme échappe à la caméra, laissant place à la soudaine apparition d’un renard. Alors qu’elles démantèlent les rets de la vidéosurveillance, donnant naissance à une nappe d’invisibilité, ces trouées de fantastique urbain singularisent Red Road, son inscription très animale dans la ville, ses couleurs brouillées, ses inquiétantes tonalités rougeoyantes. Les contours réalistes des milieux sociaux dépeints se dissolvent dans une étrangeté insaisissable. L’existence de Clyde, ancien taulard en voie de réinsertion, libéré de façon anticipée pour bonne conduite : « J’essaie de marcher droit » :, est scrutée à la loupe : l’atmosphère de la tour dans laquelle il vit avec Stevie, son compagnon de cellule (Martin Compston, que l’on a pu voir dans Sweet Sixteen de Ken Loach), la laverie, le troquet, le pub, les terrains vagues alentour, la fête à laquelle Jackie s’invite et qu’elle fuira, dépassée par sa propre conduite. C’est là, dans l’appartement de Stevie et de Clyde, perché au vingt-quatrième étage de l’une des barres situées sur « Red Road », que se déroule l’une des plus belles séquences du film : Stevie ouvre grand les fenêtres, pour faire écouter le vent à Jackie, asphyxiée par cet appel d’air, ce déchaînement soudain du monde extérieur. Ce qui précisément échappe au contrôle. J.C.

Red Road, d’Andrea Arnold, en salles le 6 décembre

1.Le Monde, 3 novembre.

Gangs of Boston

Inspiré par le thriller hongkongais Infernal Affairs, Les Infiltrés est un polar jouissif digne de se hisser au panthéon des meilleurs films de Martin Scorsese. A Boston sévit la pègre irlandaise dirigée d’une main de fer par Frank Costello (Jack Nicholson). Ce dernier a assuré l’éducation de Colin Sullivan (Matt Damon), qui est en âge d’infiltrer la police. De son côté, le frais émoulu Billy Costigan (Leonardo DiCaprio) pénètre le gang des Irlandais pour le compte de l’Etat. Au fil de cette double trajectoire, les deux hommes vont se livrer une lutte à mort : le titre original The Departed signifie les « défunts », les « disparus ». Un puissant film politique sur la corruption, qui s’achève sur un plan mémorable : un rat courant sur une fenêtre avec le Capitole en arrière-plan. Un grand film existentiel sur l’identité et le double qui pousse à son terme l’une des thématiques traversant toute l’histoire du film noir : l’aimantation entre flics et truands. n J.C.

Les Infiltrés de Martin Scorsese, en salles le 29 novembre

A (re)lire

  • Regards a consacré un dossier à Scorsese, « L’Amérique sans Dieu », en janvier 2006.

A voir aussi

Cœurs d’Alain Resnais, en salles depuis le 22 novembre.

Fast Food Nation de Richard Linklater, en salles depuis le 22 novembre.

The Host de Bong Joon-ho, en salles depuis le 22 novembre.

Je pense à vous de Pascal Bonitzer, en salles depuis le 29 novembre.

Fragments sur la grâce de Vincent Dieutre, en salles le 6 décembre.

L’Intouchable de Benoît Jacquot, en salles le 6 décembre.

The Last Show de Robert Altman, en salles le 6 décembre.

Hors de prix de Pierre Salvadori, en salles le 13 décembre.

Elsa & Fred de Marcos Carnevale, en salles le 20 décembre.

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