Antilibéralisme, zones d’ombre

Les antilibéraux sont-ils parfaits ? Plus à l’aise sur le terrain économico-social, ils restent souvent perplexes devant les questions sociétales ou libertaires. Et moins loquaces quant à la transformation radicale des institutions d’Etat. Mais tout est perfectible…

Par le biais de l’altermondialisme, l’antilibéralisme a écorné l’hégémonie intellectuelle du néolibéralisme de souche anglo-saxonne. En outre, il est désormais entré dans l’espace politique. Mais tout n’est pas réglé. Outre le débat sur la portée même d’un projet antilibéral : anti- « néolibéral » ou « anticapitaliste » (voir article p. 11) : la démarche antilibérale bute aujourd’hui sur deux problèmes délicats.

Le premier porte sur le champ même de la critique. L’antilibéralisme, par les vertus mêmes du néolibéralisme militant, concentre ses feux sur la marchandise d’une part, sur la déréglementation sociale d’autre part. Comme l’ultralibéralisme qu’il condamne, l’antilibéralisme est tenté de porter son regard prioritairement sur le champ de l’économico-social, et donc sur le registre de l’exploitation du travail. Or, la montée en puissance du néolibéralisme s’est entremêlée avec des évolutions « lourdes » touchant à l’ensemble des rapports sociaux : la montée de « l’immatériel » ou de « l’informationnel », le poids des déterminants psychologiques dans la mobilisation au travail, le caractère stratégique des relations interindividuelles ont modifié les frontières classiques de « l’économique », du « social », du « politique » et du « culturel ». De plus, une part non négligeable du mouvement critique récent s’est portée vers les dimensions dites « sociétales » de l’ordre social contemporain : le féminisme, les mouvements de lutte contre l’homophobie et les discriminations, la culture « queer » ou les mouvements anticonsuméristes ont porté l’attention, tout autant que sur les effets de l’exploitation, sur les mécanismes de domination et de l’aliénation des personnes. Or l’antilibéralisme est plus à l’aise sur le terrain économico-social que sur les questions « sociétales ». Il se mobilise aisément sur les services publics, la directive Bolkestein ou le CPE, mais il reste perplexe devant la révolte des banlieues.

Le second problème touche à la question de l’Etat. Contre la logique « dérégulatrice » qui a nourri notamment le mouvement continu de privatisation, l’antilibéralisme peut être tenté de valoriser en elle-même l’action de l’Etat. Or, s’il n’est pas absurde de dire que la logique de « l’intérêt général » vaut toujours mieux que la logique privative du capital, il est en même temps difficile d’ignorer les limites de l’étatisme. La démarche administrative n’a pas seulement provoqué le blocage puis l’effondrement du soviétisme : elle contredit aujourd’hui, de façon tendanciellement universelle, l’exigence d’appropriation des choix collectifs par le plus grand nombre d’individus. La subversion des logiques centralisatrices et bureaucratiques, et donc la transformation radicale des institutions d’Etat, sont en ce sens tout aussi fondamentales que la critique de l’appropriation privée. Or, la proposition transformatrice, chez les antilibéraux, se porte volontiers sur la seconde. Mais elle limite ainsi la vivacité du mouvement antilibéral et sa capacité à rassembler au-delà des héritiers du « mouvement ouvrier ».

Cette double ouverture de l’antilibéralisme est stratégique. Il en va de sa crédibilité intellectuelle et de ses capacités de rassemblement. Contrairement à ce qui se dit parfois, l’attention aux thématiques « sociétales » ou « libertaires » n’est pas seulement une question qui ne « dépasse pas le périphérique ». Le gain des catégories les plus jeunes et les plus déstabilisées des banlieues populaires se joue aussi dans cette extension. La reconnaissance et la dignité comptent autant que le statut salarial.

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