Libéralisme, une simple parenthèse

Les Français sont-ils antilibéraux de souche ? Du libéralisme au néolibéralisme, l’aventure d’un concept qui prend pied dans le capitalisme du XVIIIe siècle. Qui sont les nouveaux acteurs de la riposte antilibérale ? Attac est-il d’attaque ? Composantes et projets d’un post-libéralisme.

Le 17 mai dernier, le journal Les Echos se désolait, reprenant une formule de Jacques Chirac, que « le libéralisme, ça ne marche pas » (Jean-Marc Vittori). De fait, le quotidien de l’économie pouvait citer un sondage récent, réalisé par l’institut canadien Globescan, qui montrait que 36 % seulement des Français se disaient d’accord avec l’idée que « la libre entreprise et l’économie de marché constituent le meilleur système sur lequel bâtir l’avenir de la planète », contre 59 % des Italiens, 65 % des Allemands, 71 % des Américains et… 74 % des Chinois.

Le constat n’est pas si étonnant. Le doute français sur les vertus du libéralisme n’est au départ qu’une réaction face à l’excès de libéralisme qui a occupé l’espace public depuis plus de vingt ans. Le libéralisme économique n’est certes pas un jeune homme, puisqu’il a plus de deux siècles. Mais dans sa forme « pure » (le « laissez-faire laissez-passer » du XVIIIe siècle) il a été contrarié, par les pratiques protectionnistes des Etats-nations au XIXe siècle, puis par la montée de la régulation étatique dite « keynésienne » dans la première moitié du XXe siècle. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme a pris une forme originale associant une croissance forte et continue, une amélioration du niveau de vie salarial et une intervention de l’Etat dans l’activité économique et sociale. Cet équilibre original est entré en crise dans les années 1970, avec l’essoufflement de l’accumulation capitaliste, le tassement des gains de productivité, la mondialisation du capital et l’autonomisation relative du capital financier. Sur cette base, à la fin des années 1970 s’est déployé un vaste mouvement idéologique, porté à l’échelle transnationale : les travaux de la « Trilatérale » (1) :, qui va se définir comme un « néolibéralisme ».

Libéralisme, néolibéralisme

Ce néolibéralisme se fixe pour objectif la « libération » du fonctionnement des marchés, « entravés » par les compromis sociopolitiques de la période précédente. Il faut débarrasser le marché du travail des règles juridiques qui le réglementent (conventions collectives, seuils minimaux de salaires, systèmes de protection sociale…). Cela suppose de faire reculer l’Etat interventionniste national en démantelant peu à peu les services publics et en déréglementant tous les marchés sans exception, du marché du travail aux marchés financiers désormais interconnectés à l’échelle planétaire. Cela suppose en outre de réduire « l’économie de surendettement » pour drainer le maximum de capitaux vers les placements financiers. Une telle réduction passe par l’élimination brutale des capitaux jugés insuffisamment rentables, par le recul drastique de la dépense publique (la fin de l’endettement « keynésien » de l’Etat), par le glissement des dépenses de protection sociale vers la logique assurantielle et par l’imposition de « l’ajustement structurel » (la réduction des dépenses sociales) dans les pays du tiers-monde. Le marché international est ainsi devenu le pilote unique de toute régulation économique et sociale, dans un cadre ouvertement « mondialisé ».

Répliques antilibérales

C’est contre les effets de ce néolibéralisme-là que s’est dressé « l’antilibéralisme » contemporain. Il s’est amorcé dans la première moitié des années 1990, avec les mouvements contre l’alignement libéral du tiers-monde (« Ça suffat comme ci ! »), puis contre les effets extrêmes de la dérégulation (les mouvements des « sans » : sans-logis, sans-travail, sans-papiers). Il s’est globalisé en novembre-décembre 1995 et on a alors commencé à parler du « mouvement social ». Il s’est prolongé dans le regain de conflictualité sociale en 1997-1998 (les « marches européennes contre le chômage ») ou les actions des chômeurs au moment des fêtes de fin d’année. Il s’est élargi et il s’est politisé avec l’essor des mobilisations « antimondialisation ». C’est alors la naissance d’Attac (1998), la mobilisation contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) : que le Monde Diplomatique désignait en février 1998 comme « le nouveau manifeste du capitalisme mondial » :, puis les grandes manifestations contre les réunions internationales du type « G7 » (Seattle, novembre 1999).

L’antilibéralisme est ainsi un refus de la forme la plus extrême du réajustement capitaliste des trente dernières années. Au départ, il est donc à proprement parler un anti- « néolibéralisme » et pas un « anticapitalisme ». Le reproche lui en a été fait (2). Est-il fondé ? Pour une part, oui : en s’attaquant aux formes les plus extrêmes de la déréglementation, l’antilibéralisme peut être tenté de retourner aux équilibres « vertueux » de « l’Etat-providence » et de prôner ainsi une sorte de « néokeynésianisme » ayant pour seul horizon la négociation d’un nouvel équilibre entre le capital et le travail, entre l’Etat et le marché. En un mot, la perspective de l’antilibéralisme peut n’être rien d’autre que la relance d’une social-démocratie renouant avec sa fibre réformatrice des décennies 1930-1970. Or, la crise des années 1970 a précisément montré les limites du compromis social antérieur : la régulation étatique n’a pas annulé la spirale inégalitaire et n’a pas trouvé des modalités durablement efficaces d’allocation des ressources disponibles. De ce fait, elle a fini, comme inexorablement, par redonner la main au marché et à la « concurrence libre et non faussée », pour reprendre l’expression centrale du projet de constitution européenne repoussée par les électeurs français en mai 2002.

La critique formulée est toutefois excessive. D’une part, on peut lui objecter que si l’antilibéralisme peut porter vers une nouvelle mouture de la social-démocratie, il peut aussi conduire, de la critique du néolibéralisme, à celle du libéralisme en général. Au fond, le mot d’ordre central du mouvement altermondialiste n’est-il pas « le monde n’est pas une marchandise » ?

Le social-libéralisme

En fait, il est difficile, par-delà la rationalité économico-sociale « pure », de sous-estimer les dynamiques proprement politiques. Il se trouve que les vingt dernières années ont vu, peu après le triomphe néolibéral des années Thatcher et Reagan, émerger la figure du « social-libéralisme ». Or, cette figure nouvelle du socialisme européen a vu monter contre elles les critiques, après la « vague rose » de 1999. La remise au pas du salariat esquissée par le « blairisme » britannique n’a pas suscité que de l’enthousiasme sur le continent. Pour une large part, le mouvement antilibéral actuel se construit aussi bien dans son refus du libéralisme extrême des « néoconservateurs » que de la logique sociale-libérale installée en Grande-Bretagne par Tony Blair et reproduite en Allemagne par Gerhard Schröder. La campagne référendaire française de 2005, en poussant la majorité des directions socialistes européennes dans le camp du « oui », a sans nul doute accentué ce décrochage entre la culture socialiste gestionnaire installée dans les années 1980-1990, et l’état d’esprit des dynamiques sociopolitiques construites autour de la thématique antilibérale.

En cela, s’il n’est pas structuré comme un anticapitalisme explicite, l’antilibéralisme actuel est porteur d’une visée transformatrice forte. Encore faut-il que cette visée puisse se déployer en projet alternatif cohérent et s’exprimer en tant que tel dans le champ politique.

1. La « Commission trilatérale » est créée en novembre 1972 par David Rockefeller pour regrouper l’élite politique et économique mondiale. Raymond Barre fut l’un des membres français les plus connus de ce club ultra-fermé où il a pu côtoyer l’Italien Giovanni Agnelli ou Jacques Delors et bien d’autres.
2. Par exemple, Alain Bihr, « Anticapitalisme ou antilibéralisme, ou comment ne pas prendre des vessies roses pour des lanternes rouges », http alternativelibertaire.org.//

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