Musique : Aimez-vous vraiment Brahms ?

Quelle place occupe la musique classique dans le passe-temps des Français ? Marque-t-elle encore le fossé entre les classes ? les apprentis musiciens des conservatoires sont-ils les passeurs d’une tradition savante ?

La musique classique est partout. Qu’on traîne son caddie entre les rayons d’une grande surface ou qu’on somnole devant une séquence de publicité, il est devenu difficile d’y échapper. A la télévision, chaque annonceur a son chouchou dont il inonde les ondes : les pâtes Barilla en pincent pour Mozart, Quick pour Beethoven, les chocolats Ferrero pour Tchaïkovski, Lévi’s pour Haendel, SFR pour Offenbach… Au téléphone, on n’en finit plus de patienter sur l’air interminable de la Lettre à Elise. Dans les supermarchés, les haut-parleurs déversent des flots de Brahms ou Vivaldi, entre deux harangues vantant les mérites d’une promotion quelconque. Et dans le bus, le portable du voisin entonne soudain Les Quatre Saisons de Vivaldi. Comme la « musique d’ameublement », ainsi baptisée par Erik Satie, le classique est devenu une sorte d’anxiolytique dont les mélodies nimbent harmonieusement les univers stressants.

Musiques au cœur

Tous les tympans y ont droit. Et aujourd’hui, même les plus jeunes et les moins initiés, imprégnés par la culture de masse, peuvent ainsi fredonner quelques airs célèbres. D’autant que les musiciens actuels introduisent souvent des extraits classiques dans leurs compositions. Dans son dernier album, la star américaine Kelis convoque un opéra de Mozart, La Flûte enchantée venant ainsi se mêler à une instrumentation déjà hybride, à la croisée du rock, de la soul, du hip-hop et de la musique électronique. Dix ans auparavant, le duo new-yorkais EPMD inaugurait chez les rappeurs un mélange des genres que Gainsbourg maniait déjà dans les années 1960. Mais les ados ne sont que 5 % à citer le classique quand on leur demande ce qu’ils aiment écouter.

Quelle place la musique dite savante tient-elle réellement dans le cœur des gens ? Les chiffres du ministère de la Culture (voir encadrés) montrent qu’elle reste extrêmement minoritaire. Alors que la variété et le rock sont dans le haut du panier, le classique peine à trouver sa place. Les parts de marché qu’il occupe ne cessent de dégringoler. De 15 % au milieu des années 1980, il ne représentait plus que 5 % des ventes en 2004. Il est diffusé à des doses homéopathiques sur les ondes radiophoniques et sur les chaînes privées. M6 bat tous les records avec une offre cinquante fois inférieure au temps consacré aux musiques actuelles. Quant aux radios musicales, elles ne diffusent que 2 % de jazz, de blues et de classique confondus, contre 60 % de variété et de rock.

La musique avouable

On a beaucoup glosé sur le fossé entre les classes, la doxa voulant que la musique savante soit l’apanage de la bourgeoisie. L’enquête commandée par la Sacem à l’institut TNS-Sofres l’an dernier permet de dresser le portrait-robot de l’aficionado : c’est un cadre, aisé et diplômé, âgé de cinquante ans au minimum. Mais à y regarder de plus près, les choses ne sont pas si simples… Cette approche, qui évalue les goûts musicaux en fonction des catégories sociales, pourrait bien être l’arbre qui cache la forêt. Si les cadres et les professions intellectuelles supérieures écoutent plus de classique que les ouvriers, cette pratique reste en effet minoritaire, y compris chez eux. 25 % seulement déclarent que c’est leur genre de musique préféré. De plus, quand 46 % affirment en revanche que c’est ce qu’ils écoutent le plus souvent, il ne faut pas sous-estimer la part d’esbroufe. Bourdieu observait ainsi que « dès qu’on demande à quelqu’un ce qu’il lit, il entend : qu’est-ce que je lis en fait de littérature légitime ? Quand on lui demande : aimez-vous la musique, il entend : aimez-vous la musique classique, avouable. Et ce qu’il répond, ce n’est pas ce qu’il écoute vraiment ou lit vraiment, mais ce qui lui paraît légitime dans ce qu’il lui arrive d’avoir lu ou d’avoir entendu. Par exemple, en matière de musique, il dira : «J’aime beaucoup les valses de Strauss»». S’ils aiment les fugues et les sonates, les cadres affectionnent aussi : et parfois davantage : des genres plus populaires. « Ecouter exclusivement les concerts de musique classique sans aller au moins de temps en temps à d’autres types de concerts est devenu une attitude de personnes âgées cultivées plutôt provinciales », assène Olivier Donnat dans Regards croisés sur les pratiques culturelles (1) Ils n’oseront peut-être pas l’avouer, mais ils sont nombreux à préférer une bonne vieille chanson de Brassens à une ballade de Chopin. Le Nouvel Observateur, un brin perfide, rappelait récemment dans un article les propos du pianiste Jean-Claude Pennetier : « Je n’ai pas un seul disque de Kempff et je ne l’ai entendu au concert que quatre fois ; pourtant j’ai vécu dessus pendant trente ans. »

A 99 euros le coffret, soit 0,64 euro le CD, Mozart connaît en ce moment un regain d’intérêt. L’intégrale commercialisée l’an dernier par Brilliant Classics a été plébiscitée par les consommateurs. Si bien que la firme a décidé de prolonger l’expérience avec Bach. Faut-il y voir le signe d’un frémissement ? Un changement profond des comportements ? Ou bien juste le désir de posséder la panoplie complète du parfait mélomane ? Le bluff est peut-être plus répandu qu’on ne croit…

1, La Documentation française, 2003

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