On nous montre tout, on nous cache rien

La peopolisation submerge la campagne présidentielle dans une grande confusion sur les attentes des Français. Politiques, médias, citoyens… Personne ne s’y retrouve, tout le monde s’y noie.

C’est une incontestable évolution depuis la dernière présidentielle. La France, pays latin de culture catholique, voit s’effriter sur la scène politique le tabou de la vie privée. Dans un même élan surgissent des « people » appelés au renfort d’hommes politiques en mal de proximité. Le néologisme « peopolisation » apparaît en 2000 mais le phénomène n’est pas totalement nouveau. En 1988, Renaud achetait une pleine page de Libération pour encourager « Tonton » à ne pas laisser « béton ». On a vu Gregory Peck et Line Renaud soutenir le maire de Paris, Jacques Chirac. Plus tôt encore, le Parti communiste affichait ses amitiés prestigieuses, Aragon ou Picasso.

Mais aujourd’hui, le phénomène prend une tout autre importance. En novembre 2001, alors que la France s’engage timidement sur le chemin de la politique spectacle, Thierry Ardisson écrase les tabous en demandant à l’austère Michel Rocard sur le plateau de « Tout le monde en parle » si « sucer c’est tromper ». Médusé mais piégé, l’éminence trop grise du PS répond à l’animateur. Une page se tourne dans l’histoire de l’interview. En 2003, TF1 annonce une nouvelle émission de téléréalité mettant en scène des hommes politiques. L’auteur de Promis, j’arrête la langue de bois, le porte-parole du gouvernement Jean- François Copé se porte candidat. L’idée de cet abonné des plateaux télé : parler « vrai » et ne pas rechigner à communiquer sur l’intime. Jean-Pierre Raffarin, alors premier ministre, lui demande de ne pas y participer mais le ton est donné.

Acteurs et scénographies

En novembre 2004, quand Nicolas Sarkozy prend la tête de l’UMP, le meeting du Bourget prend des allures de couronnement people et constitue un tournant. La scénographie évoque un concert de Johnny. Au-delà du discours « présidentiel », c’est le film projeté au public qui aura les faveurs du 20 heures. Sur l’écran géant défilent les célébrités soutenant le tout nouveau président de l’UMP. Le petit Louis S., dont on cache pudiquement les yeux dans les journaux, est utilisé à la fin du clip : « bonne chance mon papa ». Et hop, emballez c’est pesé, un type dont le fiston est aussi mignon ne peut pas être un mauvais bougre. Chaque amitié doit montrer une facette du personnage Sarkozy et envoyer un message complice à l’électeur, comme autant de passerelles : jovial (Mimie Mathy), mais bon père de famille (Christian Clavier), séducteur (Didier Barbelivien) mais rassurant (Jean Reno), sportif (Richard Virenque) mais lettré (Fabrice Lucchini). Bref, l’exercice prend l’allure d’un plébiscite populaire par procuration.

La courbe des ventes de Paris Match, bible du mélange des genres, en dit long sur un changement de paradigme. L’hebdomadaire a fait sa deuxième meilleure vente de l’année en faisant sa une sur les déboires sentimentaux de Cécilia Sarkozy (508 000 exemplaires). A la quatrième place, on trouve le mariage de la journaliste Béatrice Schönberg et du ministre Jean-Louis Borloo (437 000 exemplaires). A titre de comparaison, la très populaire et victorieuse nageuse Laure Manaudou fait vendre presque deux fois moins de papier. L’essentiel n’est plus de participer.

Les faits sont souvent contradictoires car si chacun en croque, la peopolisation énerve tout le monde, politiques médias et citoyens.

Image et séduction

C’est le mauvais genre journalistique. Seulement, c’est à peu près le seul qui se vend. Le seul quotidien économiquement vaillant, Aujourd’hui le Parisien, a opéré un véritable virage « people » dans son traitement de la politique. Les grands hebdomadaires s’y sont mis depuis longtemps, en se pinçant le nez, mais entre deux une sur l’immobilier et le classement des hôpitaux ou des lycées, ça requinque. Le Point, par exemple, titrait le 6 avril 2006 sur « Le mystère Royal : Les secrets de son couple », la même semaine que Paris Match et VSD.

L’engouement provoque l’émoi. Acrimed (1), relève les questions de PPDA à Ségolène Royal : « Quand vous en parlez (de la présidentielle, ndlr) avec François Hollande le soir, vous vous dites : que le meilleur gagne. ou je te ferai la courte échelle ou il me fera la courte échelle ? » Et de s’inquiéter de la disparition dans ce barnum médiatique « des questions sociales, le fond du programme des partis politiques, ou le rôle de la France dans une économie mondialisée ». Le triomphe de l’image et de l’émotion sur le fond ? L’avènement de la séduction comme seule arme politique ? Alain Duhamel, dans Libération, en est sûr. « Lorsque Dominique de Villepin surgit de l’Atlantique tel un Poséidon triomphant devant les caméras et les photographes dûment convoqués, il sait bien que l’on ne retiendra pas un mot de son allocution mais que l’impression de vitalité virile qu’il a su donner imprégnera les esprits. » Les journalistes se retrouvent de fait dans une situation schizophrénique. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s’inquiétait ainsi lors de son dernier congrès de « la dérive «people» des médias français illustrée par les péripéties entourant la vie privée d’un ministre, (Nicolas Sarkozy, ndlr) qui menace de poursuites judiciaires plusieurs organes de presse ».

Pièges et méfiance

Chez les politiques, on est à peu près aussi désarçonné que Rocard devant la douteuse question d’Ardisson. Beaucoup se posent la question. Faut-il aller chez Ruquier, Fogiel et Drucker, prêcher pour sa paroisse ? Arnaud Montebourg (PS) a fait savoir haut et fort qu’il ne mangerait plus jamais de ce pain-là, exhortant même les siens à en faire autant dans un vibrant appel au boycott. Las, le député de Saône-et-Loir a retrouvé sa bobine dans Gala, piégé par un journaliste de Marianne qui arrondit ses fins de mois à l’hebdo des célébrités. On ne se tire pas comme ça du rouleau compresseur de la peopolisation. La lutte contre cette dérive devient même un thème de campagne. Dans une interview au Figaro, Jean-Luc Mélenchon, sénateur PS de l’Essonne, décrivait récemment « une ambiance La Croisière s’amuse insupportable. La «pipolisation»de la présidentielle est criminelle. Elle masque la gravité des problèmes qui montent ». Même démarcation pour le député communiste Patrick Braouezec qui annonçait se porter candidat (lire article p. 10) le 15 septembre dernier dans le Parisien. « Mon expérience peut être utile pour mener cette campagne qui doit éviter le piège de la personnalisation et de la peopolisation », explique-t-il. Dans le même esprit, Laurent Fabius lançait à l’université d’été du PS une belle formule : « Je préfère dire voici mon projet que mon projet c’est Voici. » Voici fut emballé par le coup de pub et en fit une affiche publicitaire. Dans ce contexte de méfiance vis-à-vis du politique, Laurent Fabius n’est pas le seul à patauger. Souvent la distance d’avec la vox populi et la réalité du terrain reviennent violemment à la face des experts en communication politique. Ceux de Nicolas Sarkozy, par exemple, semblent ignorer la totale ringardise du rappeur Doc Gyneco auprès des « djeuns ».

1. Action critique media.

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