Somalie, la transition incertaine

La Somalie tracée sur les mappemondes n’existe plus. Les tensions régionales déchirent cette corne de l’Afrique jouxtant le Proche-Orient. Depuis l’été, les tribunaux islamiques tiennent Mogadiscio. Talibanisation en cours ? Dans ce pays éclaté, l’Union des tribunaux islamiques n’est pas homogène. Eléments de décryptage.

Après une période de quinze ans sans Etat central, la Somalie va-t-elle devenir une République islamique ? Si certains observateurs assurent que l’arrivée au pouvoir de l’Union des tribunaux islamiques (UTI) engagerait le pays sur la voie d’une « talibanisation » irrémédiable, la réalité apparaît plus complexe.

Dans les semaines suivant leur entrée à Mogadiscio, les tribunaux ont pris des villes portuaires importantes au nord (Hobyo, bastion pirate) et au sud (Kismayo) de la capitale. Ils tiennent aujourd’hui une bande littorale de plus de 1000 kilomètres le long de l’océan Indien. Face à eux, Alliance pour le rétablissement de la paix et contre le terrorisme (ARPCT) n’a fait que reculer. Financés par Washington (lire encadré), la majorité des chefs de milice (ceux-là même qui « gèrent » de l’intérieur le chaos somalien depuis 1991) composant cette alliance sont désormais en exil ou aux côtés du Gouvernement fédéral de transition (GFT) installé à Baidoa, au nord-ouest de Mogadiscio.

Bien que toujours considéré comme « la seule représentation politique légitime en Somalie » [[Communiqué de presse du Conseil de l’UE, 15 septembre 2006]] notamment par l’Union européenne et de l’ONU, le GFT, mis sur pied en octobre 2004 et dirigé par Abdullahi Youssouf, est très affaibli.

« Affaibli et divisé, précise Roland Marchal, spécialiste de la région [[Chercheur au CERI (Centre d’études et de recherches internationales) et membre du comité scientifique de la revue Politique africaine, Roland Marchal travaille actuellement sur les changements politiques dans la corne de l’Afrique]]. Mais personne n’a intérêt à voir mourir cette instance de transition. Ses responsables sont d’ailleurs toujours payés par la communauté internationale. Maintenir le GFT en vie permet de conserver un cadre de négociation intersomalien. » Des négociations qui ont lieu sous l’égide de la Ligue arabe à Khartoum, la capitale soudanaise, où le GFT et l’UTI ont signé un accord provisoire le 4 septembre dernier.

Paix ? Depuis plus de quinze ans, la Somalie est livrée aux violences, au racket, au pillage et au banditisme des chefs de clans et de milices qui y régentent la vie sociale. Avec des conséquences dramatiques pour la population : « A part le CICR (Comité international de la Croix Rouge) qui fait de la chirurgie de guerre et un hôpital proposant une centaine de lits en pédiatrie et maternité, les plus de 1 million d’habitants de Mogadiscio, dont 200 000 déplacés, n’ont quasiment aucun recours hospitalier dans la capitale », déplore une source qui s’y trouvait au mois d’août.

Face à un tel dénuement structurel, les dirigeants des tribunaux ne peuvent guère prendre le risque de se couper brutalement du reste du monde. « L’objectif de l’UTI est bien de contrôler les territoires conquis, explique Roland Marchal. Mais ils savent qu’ils ne pourront rien construire politiquement en allant contre la communauté internationale. Ils essaient d’ailleurs d’établir des relations positives avec l’Union européenne. »

Union inachevée

En l’occurrence, le « projet politique » des islamistes, s’ils parviennent à leurs fins, se fera sur un territoire éclaté. Pays de moins de 10 millions d’habitants, la Somalie telle qu’elle est tracée sur les mappemondes n’existe plus. En 1991, année de l’exil de Syad Barré, le Nord du pays a proclamé son indépendance et repris le nom de l’ancienne colonie britannique, Somaliland. En 1998, ce sont les autorités du Nord-Est qui ont déclaré l’autonomie du Puntland [[Lire « Le Puntland, un territoire autonome dans une Somalie en crise », dans La lettre du groupement pour les Droits des Minorités, trimestriel, n°81, mai 2006. ]]. Bien que ni l’un ni l’autre ne soient reconnus par l’ONU, la Somalie est aujourd’hui, de fait, coupée en trois parties. Et c’est dans la troisième, le Sud du pays, qui a payé le plus lourd tribu au chaos des dernières années et où se trouve l’essentiel de la population, que l’UTI entend prendre les rênes du pouvoir.

La poursuite de cet objectif devra s’accommoder de la diversité règnant au sein de cette union créée en 2002 pour rassembler les « tribunaux », se réclamant de l’Islam politique. S’il est admis que certains membres de l’UTI sont bien liés à la nébuleuse Al Qaeda, comme le dénoncent les Etats-Unis, ces éléments sont loin d’être majoritaires dans une fédération où le spectre des options stratégiques est large. Roland Marchal estime ainsi qu’il existe « un débat interne entre les militaires qui préconisent d’avancer tant que cela est possible et ceux qui sont d’abord attentifs à entendre la population s’exprimer dans toute sa diversité ». Onze tribunaux – aidés par les milieux d’affaires et les commerçants ne supportant plus les barrages et les ponctions des milices -, se partagent aujourd’hui le contrôle de la capitale. Le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos [[Chercheur à l’IRD (Institut de recherche et de développement), Marc-Antoine Pérouse de Montclos est notamment l’auteur d’un ouvrage sur la Somalie, Diaspora et terrorisme, Presses de Sciences-Po, 2003. ]] souligne que « les clivages entre les tribunaux de Mogadiscio Nord et Sud sont importants et les décisions prisent par les uns ne sont pas forcément appliquées par les autres… ».

Ces différences de gestion politique – qu’il faut aussi lire à la lumière des appartenances claniques, l’un des piliers de la société somalienne -, se doublent, au sein de l’UTI, de divergences dans l’approche de l’islam. « L’islam en Somalie (où 98 % de la population est musulmane) est un islam de confréries, soufi, et largement recomposé à la sauce africaine. Les wahabbites, prônant une application nettement plus rigoriste de la charia, représentent un tout autre courant au sein des Tribunaux », explique le chercheur.

Bref, « les tribunaux ne sont pas homogènes idéologiquement » et, estime Roland Marchal, « on ne peut certainement pas parler de talibanisation de la Somalie ».

En atteste cet observateur qui, lors de son séjour sur place au mois d’août, a interrogé des cadres de l’UTI sur « l’éthique médicale ». « A la question très claire de savoir si des femmes chirurgiens pourraient éventuellement opérer des hommes, ils ont répondu oui », assure cette source qui dit avoir perçu une population soulagée de la disparition des chefs de guerre mais méfiante quant à l’avenir. Appréciant le retour à une vie relativement calme et pacifiée par l’activité de police des islamistes, les Somaliens ne semblent pas pour autant prêts à accepter l’instauration d’un régime religieux autoritaire qui prétendrait par exemple les priver du khat, cette feuille hallucinogène dont ils sont de grands consommateurs…

Un gouvernement affaibli, des islamistes conquérants mais divisés, une population fatiguée et prudente, les lignes d’équilibre restent très fragiles actuellement en Somalie. Dans cette situation, le déploiement de l’Igasom [[Une force de l’IGAD, l’Autorité intergouvernementale pour le développement, organisation régionale regroupant sept pays. ]] annoncé pour la fin septembre et qui n’a finalement pas eu lieu serait sûrement plus de nature à raviver les violences qu’à les apaiser. Car la dimension régionale du dossier somalien ne peut être occultée : l’Ethiopie, qui compte des soldats à Baidoa et dans la région du Gedo, se tient aux côtés du GFT. L’Erythrée, toujours en conflit larvé avec l’Ethiopie depuis la guerre qui les a opposés à la fin des années 1990, soutient l’UTI [[Lire à ce sujet « A l’heure du Djihad ? » dans Afrique-Asie n°10, septembre 2006.]]. « Dans un premier temps, certains Somaliens, des frontaliers ayant des relations avec l’Ethiopie ou des chefs de clan n’appréciant pas les tribunaux, ne trouveraient peut-être rien à redire à un déploiement de l’Igasom, mais si cela devait durer, une unité nationale pourrait très vite se créer derrière les tribunaux : il reste quand même en Somalie un vieux fond national considérant les Ethiopiens comme les chrétiens, colonisateurs dont personne ne veut », rappelle Roland Marchal.

Début octobre, tout le monde, des Etats-Unis au Kenya voisin, semblait n’aspirer qu’à une seule chose, résumée par le Conseil de l’UE : voir émerger « un large consensus en Somalie en faveur de la paix et de la réconciliation » avant d’envisager tout autre initiative.

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