**7 millions de travailleurs pauvres, La France invisible, Un autre monde, trois ouvrages offrent une scène à des groupes et des régions souvent oubliés, aux perdants de la mondialisation, aux parts d’ombre et trous noirs, aux zones frontières de la société. Ils
dessinent des solutions pour répondre à un phénomène social massif qui nourrit la « misère du monde ». Lecture.**
Quelque chose, dans ce monde, ne tourne pas rond. A travers des histoires singulières relatées par les faits divers, dans les discussions informelles avec nos voisins, notre boulangère, nous sentons une « souffrance sociale » qui suinte de partout. Il y a les « marginaux », les « SDF », les « pauvres », les « drogués », les « prisonniers », les « clandestins », puis toute la masse sans visages des « populations des pays en développement » tour à tour « en dessous du seuil de pauvreté », « exploitée », « déplacée », « exterminée » par des guerres, des famines, des épidémies, écrasée par le poids des dictatures locales et de la « dette odieuse » ; il y a aussi tous ceux qui du « riche » Nord au Sud « néo-colonialisé », de l’Ouest « capitaliste » à l’Est « en transition », dans leur travail quotidien, sont « mis en concurrence », « délocalisés », « préssurés »… Face à cet inventaire à la Prévert, comment éviter « la déploration «décliniste», l’inquiétude sécuritaire, la rage verbale incantatoire ou le refoulement souriant » (1) ? Comment faire « écho à La Misère du monde » (2), proposer d’autres grilles de lecture, susciter d’autres questions et d’autres réponses ? Comment continuer à y croire ? Trois ouvrages qui viennent de paraître apportent leur contribution à l’entretien de la flamme.
Le journaliste Jacques Cotta se penche sur les 7 millions de travailleurs pauvres (3) que compte la France : interpellé dans sa vie quotidienne (il rencontre l’un d’entre-eux à la laverie de son quartier), il décide de partir à la découverte de ce continent inexploré. Le sujet, en effet présent dans la vie médiatique française depuis le milieu des années 1990, réapparaît pourtant périodiquement dans les médias sous la forme d’une découverte (4). L’auteur livre les péripéties d’un voyage, sans prétention scientifique : bien que fourni en assertions et chiffres à prendre avec des pincettes : dans cette pauvreté laborieuse, avec le souci de rendre compte du vécu quotidien d’individus, de plus en plus nombreux, précarisés par un monde du travail de plus en plus exigeant et excluant. De l’agrégé de philosophie, « titulaire sur zone de remplacement » (entendre corvéable à merci pour « boucher les trous » de l’Education nationale) en Picardie, au « balafré », ce « Français » qui fait des « petits boulots » mais n’a pas de quoi se payer un logement et squatte dans un recoin de la cage d’escalier D9 de l’ancienne gare désaffectée des Gobelins à Paris, en passant par « Faty la rebelle », emblème de la lutte des femmes de ménages du groupe Arcade et admirée d’une « jeune Africaine qui survit tout juste grâce à un travail à temps partiel », ou encore Paul, ce comptable qui se retrouve à postuler, pour un salaire deux fois moindre, au poste qu’il occupait quelques semaines plus tôt et dont il a été viré. Jacques Cotta cherche à rendre visible toute une frange du salariat dont la condition sociale et économique se délite, sans que, semble-t-il, on s’en préoccupe plus que ça.
Sa démarche rejoint celle d’un second ouvrage collectif réunissant vingt-huit auteurs sous la direction du sociologue Stéphane Beaud et des journalistes Joseph Confavreux et Jade Lingaard, s’ouvrant sur le constat d’un « monde social qui semble ne poser question qu’à partir du moment où il est rendu visible sur un mode spectaculaire » (5). Offrir une « scène » à ces « phénomènes sociaux massifs » et pourtant invisibles, « explorer ces groupes et régions de l’espace social oubliés de l’espace public », telle est l’ambition de La France invisible. S’inscrivant dans la tradition sociologique critique, ce travail propose « un dispositif d’investigation sociale et de contribution inédit : une succession d’enquêtes menées par des journalistes, des chercheurs et des écrivains ».
Invisibilité
Le livre se découpe en deux parties : alors que la seconde nourrit une réflexion sur les modes de « connaissances et de représentations du monde social », la première part « du vécu des individus » : « variables d’ajustement », « sans qualité », « victimes des nouvelles violences sociales » ou encore « invisibles masqués par des images toutes faites ». Le travail des enquêteurs dessine les « parts d’ombre, les trous noirs, les zones frontières » de la connaissance de la société française, et plus qu’une « chambre d’écho d’une parole dominée », se propose de retourner « des dissymétries, déformations et occultations qui parcourent l’univers social ». Alors que tous ces « portraits » n’ont souvent « rien à voir les uns avec les autres (…) ne forment pas une classe sociale homogène, (…) beaucoup de personnes se sont reconnues dans la notion d’invisibilité, entendue non pas comme une catégorie sociologique, (…) mais comme une situation et un ensemble de processus qui conduisent à un sentiment de non-reconnaissance et de mépris social ».
« Pour la vaste majorité des femmes et des hommes, la mondialisation n’a pas répondu à leurs aspirations, simples et légitimes, à un travail décent et à un avenir meilleur pour leurs enfants. » (6). C’est par ces mots : qu’il reprend à l’excellent rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la mondialisation publié en 2004 et auquel il a participé : que Joseph Stiglitz introduit la réflexion que propose son dernier ouvrage : Un autre monde. En écho aux souffrances banales que décrivent les deux ouvrages précédents, le prix Nobel d’économie déplace la focale sur les « nombreux perdants de la mondialisation », et nous rappelle que la souffrance est aussi à l’extérieur de nos frontières. S’appuyant sur ce constat, qu’il a largement développé dans des ouvrages précédents, il rend raison à « ceux qui, dans des rassemblements comme le Forum social mondial de Bombay clament qu’«un autre monde est possible»», et s’emploie à démontrer comment : d’abord, « faire face à la mondialisation » et à la montée des inégalités qu’elle accentue plutôt que la dénier, en renonçant à la « théorie aujourd’hui discréditée du ruissellement, d’après laquelle, du moment qu’il y a croissance, tout le monde va en bénéficier ». Ensuite, la repolitiser, puisque, selon l’auteur, « au niveau international, nous n’avons pas réussi à créer les institutions politiques démocratiques nécessaires pour que la mondialisation fonctionne : pour que la puissance de l’économie mondiale de marché conduise bien à une vie meilleure la grande majorité des habitants de la planète, et non seulement les individus les plus riches des pays les plus riches ». Stiglitz, fort de l’écho médiatique et politique qu’ont rencontré ses précédents ouvrages, enchaîne alors les propositions de réforme : rendre le commerce équitable (réformer l’OMC), revoir le problème de la dette des pays en développement et des réserves mondiales (réformer le FMI et la Banque mondiale), imposer des règles internationales (contre le libre jeu du marché auquel l’économiste n’accorde pas de puissance particulière) sur la propriété intellectuelle, la préservation de l’environnement, et le comportement des multinationales.
Les préoccupations d’un Stiglitz qui plane dans les hautes sphères du monde politique (7) semblent bien éloignées de la trivialité sur laquelle se penchent les deux ouvrages précédents. Pourtant, on retrouve dans ces trois publications la même préoccupation : resocialiser la « souffrance sociale », lui redonner sa dimension collective, historique, construite, déterminée. Pour, au bout du compte, la dépsychologiser, la dénaturaliser, et la repolitiser.
Dureté du monde social
Deux articles de la France invisible dessinent les contours de cette béance dans la représentation de la « souffrance sociale » : Stéphane Beaud rappelle que, depuis une quinzaine d’année, la sociologie a tendance à faire « disparaître l’analyse attentive des conditions sociales d’existence des individus et des groupes sociaux », ce qu’il appelle plus loin, à la suite de Robert Castel, « la dureté du monde social » (8). Et Xavier de la Porte note que le destin médiatique des notions de « travailleurs pauvres » et de « bobos », l’une sans cesse refoulée, l’autre surmobilisée, « illustre une tendance à faire passer au second plan du débat la question des revenus, à une époque où le partage de la richesse nationale se fait de plus en plus au profit du capital ». Stéphane Beaud rappelle à l’ordre la sociologie qui a pour objectif de « traiter scientifiquement les problèmes sociaux de son temps », et « oblige le sociologue à s’engager ».
Des arbitrages à faire
Et pas seulement lui. Le journaliste aussi. C’est ce que fait Jacques Cotta qui conclut son voyage en pauvreté laborieuse par une interpellation « à ceux qui nous gouvernent ou qui en ont la volonté » (9) : « pour gagner les suffrages des électeurs, les candidats demandent à être jugés sur des mesures et des promesses censées améliorer la situation d’ensemble, et particulièrement celle du plus grand nombre, confronté à des difficultés liées au travail, au salaire, au logement. Et si (…) nous les prenions au mot ? » Il rappelle alors le constat de toute la gauche de la gauche : la richesse nationale augmente et pourtant, les « réformes » ne sont que régressions sociales sans précédent depuis 1945. Refusant la « fatalité », acculant le lecteur à l’horreur d’une alternative entre « une implosion dont les «émeutes»de novembre 2005 dans les quartiers populaires n’auraient été que les prémices » et « un renforcement policier. (…) où toutes les oppositions permettraient au pouvoir de se maintenir, au nom de l’ordre, de la sécurité et du respect des biens des personnes », il en appelle à « une autre issue (…) dessinée le 29 mai 2005, lorsque la majorité du peuple français a décidé (…) de faire entendre sa voix ».
Stiglitz, quant à lui, rappelle ce que la souffrance banale doit aux grandes manœuvres internationales, et à l’instrumentalisation d’une théorie économique « fanatique du marché » et aujourd’hui largement discréditée par la science économique elle-même. Il rappelle qu’alors qu’on tente de savoir si les décisions sont justes (aggravent ou pas le sort des plus pauvres, réclament un effort plus ou moins disproportionné, etc.) au niveau national, on ne fait jamais cette démarche au niveau mondial. A cette échelle, ceux qui font l’objet d’une attention spéciale sont les plus puissants. « Même au sein des institutions internationales (…) on fait semblant de croire qu’il n’y a pas d’arbitrage à faire. (…) Mais déléguer à des technocrates la rédaction des règles du jeu économique ne pourrait se justifier que par l’existence d’un seul bon ensemble de règles. Ce n’est absolument pas le cas ; cette idée est non seulement fausse mais dangereuse. A de rares exceptions près, il y a toujours des arbitrages. (…) Et ce n’est qu’à travers le système politique qu’on peut les faire correctement » (10).
Cotta, Stiglitz et les auteurs de la France invisible nous tendent un miroir qui nous invite non a regarder des objets en soi : travailleurs pauvres, invisibles, institutions internationales : et la parole qu’ils leur donnent, mais ce qu’ils donnent à voir des dérèglements de notre monde, de ses injustices, et de nos responsabilités. Car, comme le rappelle si justement Stiglitz : « En un sens, ce ne sont pas les institutions elles-mêmes qu’il faut blâmer, elles sont gérées par les pays industriels avancés. Leurs échecs, c’est l’échec de la politique de ces pays. (…) De même qu’on ne peut pas tout reprocher aux institutions internationales, on ne peut pas tout reprocher à ces gouvernements : leurs électeurs ont leur part de responsabilité. » A méditer en ces temps pré-électoraux.
1. In La France invisible.
2. Op. cit. En référence au travail d’enquête sous la direction de Pierre Bourdieu, Minuit, 1993.
3. 7 millions de travailleurs pauvres.
4. Dans son numéro du
7 avril 2005, Le Monde
informait par exemple de « l’émergence d’une nouvelle catégorie de salariés, les travailleurs pauvres »
alors que le quotidien avait déjà fait paraître plusieurs articles sur la questions dans les années précédentes. Cité par Xavier de la Porte, « «Bobos»et «travailleurs pauvres». Petits arrangements de la presse avecle monde social »,
in La France invisible.
5. In La France invisible
6. In Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, Fayard, Paris, 2006.
7. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, fut conseiller économique à la Maison Blanche, auprès de Bill Clinton, entre 1993 et 1997, puis vice-président de la Banque mondiale entre 1997 et 2001.
8. In La France invisible.
9. In 7 millions de
travailleurs pauvres.
10. In Un autre monde.
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