La candidature inopinée de Ségolène Royal a perturbé les affrontements prévus à l’intérieur de la famille socialiste, passablement meurtrie par l’expérience référendaire de 2006. Elle prépare sans doute la plus vaste inflexion du socialisme français depuis le Congrès d’Épinay en 1971.
Curieuse histoire… Au départ, il y a très, très longtemps, voilà moins d’un an, s’annonçait un face-à-face entre deux lignes à l’intérieur du Parti socialiste. D’un côté, se trouvait Laurent Fabius, que le « non » au référendum sur la Constitution européenne avait ramené vers la gauche, après qu’il ait longtemps incarné une option largement teintée de « blairisme ». De l’autre côté, se trouvait Dominique Strauss-Kahn, qui est depuis toujours le chantre de la modernisation socialiste par l’intégration assumée des normes du marché et de la rationalité économique classique. En bref, la tradition social-démocrate contre l’ajustement social-libéral… Face à ces deux poids lourds et à ces deux lignes, pointaient seulement quelques challengers, histoire d’occuper les marges avant de se rallier au camp du plus fort. L’inamovible Jack Lang continuait de mettre en scène la rhétorique ambiguë du mitterrandisme et François Hollande pouvait passer pour un joker fédérateur, au cas où…
Cette configuration avait au moins le mérite d’une certaine clarté, dans la continuité des controverses de 2005 : un tenant résolu du « oui » s’opposait à un porteur conséquent du « non ». Mais elle avait en même temps un double désavantage. Tout d’abord elle laissait supposer que pouvait se reproduire l’incertitude maximale de la période référendaire, qui avait vu successivement une majorité de militants se prononcer en faveur du « oui », puis une majorité d’électeurs socialistes pencher en faveur du « non ». Or, cette incertitude pouvait avoir des répercussions immédiates sur la mobilisation militante. Face à la machine Sarkozy, le combat des « éléphants » ne semblait guère capable de dynamiser l’opinion, davantage séduite par la novation sarkozyenne que par le duel de Fafa et de DSK…
Mobiliser au centre
C’est alors que surgit l’hypothèse Ségolène. Qu’elle ait été naguère, avec son compagnon de vie, une protagoniste active de l’opération centriste menée autour de Jacques Delors, en1994-1995, n’a pas été la base première de son émergence. Ce qui la pousse en avant n’est pas le contenu de son projet : qui le connaît vraiment ? : mais l’attrait d’une image qui concilie le renouvellement tranquille : le changement, pas la révolution : et un côté « ordre et famille » en état de rassurer et, peut-être, d’introduire un grain de sable dans les rouages du dispositif Sarkozy. Les idées et le corps de propositions de la candidate putative ne sont pas au centre de la construction. Ce qui pèse est le principe d’efficacité : trouver la meilleure carte face à Sarkozy. On sait que celui-ci a une grande fragilité : son ancrage renforcé à droite lui donne une capacité incontestable de mobilisation au premier tour, infiniment plus forte que n’importe lequel des autres candidats possibles de la droite : enfoncé, de Villepin, en à peine quelques mois ! Mais le rassembleur de la droite militante du premier tour peine à aller très au-delà au second tour : à droite, trop à droite, pour grignoter le bloc adverse. C’est là que se trouve dès le départ l’atout principal de Ségolène : elle mobilise mieux qu’on ne le croyait son camp au premier tour et, au second, elle espère attirer une part du centre, dérouté par l’inflexion libérale-populiste du ministre de l’Intérieur (voir Regards du mois d’octobre 2006).
Au-delà des clivages
C’est ainsi que s’est construite peu à peu la « machine Ségo » face au « bulldozer Sarko »… Progressivement, elle surclasse ses concurrents. Elle utilise l’image restée négative de Fabius et l’aspect trop « expert » de Strauss-Kahn. Elle peut même les distancer sur leur propre terrain : elle parle assez le langage « du cœur » pour ne pas effaroucher la gauche, et les sondages laissent entendre qu’elle parvient même à leur disputer la palme de la « compétence ». Une femme socialiste d’ordre, qui peut rassurer une part de la droite, sans effaroucher la gauche pour autant… Ses soutiens ne viennent pas seulement de l’aile droite du Parti socialiste : en apparence, elle peut prétendre transcender le clivage droite-gauche. En réalité, elle ouvre sans doute la porte au plus formidable recentrage… vers la droite de l’organisation socialiste depuis vingt ans.
Par là, on repense inévitablement au modèle Blair, cette fois « à la française ». On garde de Tony Blair son image actuelle, celle du pouvoir social-libéral, celle qui commence à être contestée Outre-Manche même. Mais on oublie que le premier Blair avait su séduire une part de la gauche travailliste, traumatisée par le thatchérisme, tout en installant tranquillement un discours affirmé sur le réalisme économique, sur l’impossibilité de remettre en cause la totalité de l’héritage néolibéral et sur la nécessité de l’ordre social, seul garant de la mise au travail.
Ce ne fut pas d’abord pour son projet que Blair fut choisi par les travaillistes, mais par la charge de renouvellement que proposait sa personnalité. Ce n’est pas d’abord pour son projet que Ségolène Royal a été choisie. Mais, à l’arrivée, elle pourrait bien être celle qui provoquera l’inflexion socialiste la plus importante depuis Épinay. Inutile alors de s’attendre à des surprises : ce n’est pas vers la gauche que se fera cette inflexion .
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