Tuer fume

Parmi les fléaux démocratiques dont Tocqueville craignait l’avènement, il y a celui d’un pouvoir immense et doux, réduisant « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger » (1). A considérer le décret interdisant, à partir du 1er janvier 2007, de fumer dans tous les lieux publics, il semble que ce cauchemar climatisé, d’un gris crevette, ne soit plus très éloigné. Le meilleur des mondes est face à nous, avec sa belle panoplie hygiéniste toute blanche, immaculée, d’une pureté effrayante.

Fumer, qui était un des actes les plus pacifiques qui soit, le cliché même de la fraternité dans tous les films de guerre, mais aussi dans la vie ouvrière, une sorte de calumet de la paix, ne fût-elle qu’intérieure ; fumer, ce vice encore plus impuni jusqu’à présent que la lecture, selon le mot de Valéry Larbaud, et à peu près pour les mêmes raisons (la lecture calme et excite à la fois), va donc changer de sens. Fumer va devenir un acte hors la loi, un acte de rébellion, après ce décret du ministère de Santé qui donne une nouvelle définition du lieu public : un lieu où l’on ne peut pas fumer. Autrement dit, pour les fumeurs, tant qu’il en restera, un lieu d’enfermement.

Ce sera, par exemple, ce café où l’on ne pourra plus allumer une cigarette quand votre fiancée vous y donnera rendez-vous pour vous y annoncer, sans trop prendre de gants, qu’elle vous plaque ; où l’on ne pourra plus se faire un écran, de fumée certes, mais un écran tout de même, contre l’autre. Un paravent de volutes. D’ailleurs, plus personne ne saura bientôt ce qu’était une volute. Il n’y aura plus de feu en société, puisqu’il n’y aura plus de fumée. Y aura-

t-il seulement un fumoir dans les palais de justice, où un juré d’assises en pleine délibération pourra s’en griller une, avant de condamner à la prison ferme un de ses semblables, fumeur ou non ?

A cet égard, il est intéressant de noter que c’est dans les lieux d’enfermement : prisons, maisons de retraite, hôpitaux psychiatriques, etc. : que le décret a le plus posé des problèmes. En l’occurrence, il ne s’appliquera pas, sauf règlement intérieur contraire. Car c’est dans les lieux d’enfermement que la distinction entre espace privé et espace public se pose le plus ardemment. L’homme en liberté sait, lui, qu’il n’est plus vraiment libre qu’à son domicile, ainsi que dans sa voiture qu’on ne veut plus qu’il utilise par ailleurs, à laquelle il doit maintenant préférer pour mille raisons les transports en commun, non-fumeurs forcément.

Mais l’homme enfermé ? Paradoxalement, il est fort probable qu’il soit interdit de fumer en prison durant la promenade (lieu public) comme dans une cour de récréation, alors que cela restera autorisé en cellule. Toutefois, on peut imaginer que le personnel soignant d’un hôpital psychiatrique puisse s’insurger, au nom du tabagisme passif, à ce qu’un schizophrène lourd ou un petit vieux qui attend la mort en faisant des sudoku entre les repas, fume dans sa chambre. Certaines associations de non-fumeurs voulaient pousser le bouchon jusqu’à interdire la cigarette dans les queues de cinéma, les arrêts de bus, les jardins publics, tous ces lieux tristes d’enfermement en soi, à ciel ouvert. Selon le décret, il sera néanmoins interdit de fumer sur un quai de gare, dorénavant.

C’est ainsi que les pauvres fumeurs éprouveront plus que tout autre, c’est-à-dire avant les pauvres non-fumeurs, le sentiment qui sera bientôt assez commun chez tous, d’être enfermés dans un monde libre. Car qui va être le grand vainqueur de cette bataille, non pas contre le tabagisme à dire vrai, mais contre la cigarette ? Le cigare, soit l’équivalent en nicotine de 250 cigarettes. Le cigare, la version anti-démocratique (sauf à Cuba) de la cigarette. Le cigare, c’est-à-dire les riches. Le cigare pour lequel il y aura des fumoirs dans les établissements de luxe, lesquels évoqueront parfaitement ceux du dix-neuvième siècle. « Dieu est un fumeur de havane » comme le chantait le libertaire Serge Gainsbourg, qui avait tout compris, en tirant sur sa clope. Les autres, les plus ou moins démunis, c’est-à-dire tous ceux qui craignent de l’être un jour, devront dorénavant admettre pour leur plus grand bien que tout plaisir est un luxe. Et que, si le gouvernement n’y prenait garde, dans des âmes aussi mal trempées que les leurs, il deviendrait trop facilement un vice coûteux.

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