Quels sont les enjeux internes à l’islam du débat sur l’image ? Entretien avec Silvia Naef (1).
Silvia Naef, vous enseignez à l’université de Genève à l’unité d’arabe. Vous avez publié en 2004 Y a-t-il une « question de l’image » en islam ? Quelles sont, selon vous, les clés de l’émotion suscitée par la publication des caricatures de Mahomet ? Sont-elles seulement religieuses ? Silvia Naef. S’il y a un tabou à représenter le prophète de l’islam, celui-ci ne peut pas être reconduit aux textes fondateurs, le Coran et les traditions prophétiques (hadiths). En effet, le Coran se limite à interdire le culte des idoles. Des hadiths condamnent la présence d’images figuratives là où s’effectue la prière, car on considère qu’elles rendent l’endroit impur. Ces textes ne se réfèrent pas à l’image de Mahomet ; en outre, d’autres passages admettent les images sur des tapis ou les coussins, car on estime que celles-ci ne peuvent faire l’objet d’une vénération.
La plus ancienne image connue de Mahomet est du XIIIe siècle. Pour les époques plus anciennes, il n’y a que des témoignages écrits. C’est dans la Chronique universelle persane du XIVe siècle qu’on trouve la première vie illustrée du prophète. A partir de cette époque, de nombreux manuscrits comportent des images de Mahomet ou d’autres prophètes coraniques, en Perse aussi bien que dans l’Empire ottoman. Parfois, leur visage est couvert par un voile ou des flammes. Ces images se limitent aux ouvrages profanes. A partir du XIXe siècle, la lithographie et l’imprimerie diffusera un nouveau genre d’images populaires à caractère pieux, qui existent encore de nos jours. Au XXe siècle, c’est la représentation cinématographique de Mahomet qui suscite de vives réactions : des projets doivent être abandonnés ou doivent renoncer à l’interprétation du rôle du fondateur de l’islam.
La religion toute seule n’explique donc pas l’émotion suscitée, elle peut tout au plus fournir quelques éléments.
Dans votre livre, vous écrivez « La question de l’image existe-t-elle en Islam ? ou bien ne vise-t-on pas, à travers l’image, quelque chose de plus essentiel, comme le rapport à la modernité et à tout ce qu’elle propose ? » Qu’est-ce qui est visé dans cette polémique ? Silvia Naef. A l’époque moderne, certains ont eu recours à la condamnation des images pour exprimer le refus de certains changements, notamment ce que les conservateurs nomment « la décadence des mœurs ». Les images, que ce soit dans la publicité, au cinéma ou à la télévision, véhiculent souvent des valeurs que certains jugent incompatibles avec une « vraie » société musulmane.
Dans le cas spécifique de la crise des caricatures, ces images constituent davantage un prétexte permettant de donner libre cours à une colère accumulée à l’égard d’un Occident souvent perçu comme anti-musulman.
Vous montrez dans votre livre que la question des images fut, comme d’autres sujets, l’objet de mises à jour successives de la part des ulémas pour raccorder les textes et leur époque. Sommes-nous face à une interprétation régressive de la question de l’image ? Silvia Naef. Les mouvements prônant le retour à l’islam donnent une interprétation souvent très restrictive et régressive de la religion. Un autre facteur doit être souligné : plus que jamais, une idée fait le tour du monde en quelques secondes et parvient à s’imposer facilement, à travers les médias ou par les moyens de communications. La multiplicité d’interprétations : une des caractéristiques de l’islam pré-moderne, due à l’absence d’une autorité spirituelle centrale : cède ainsi la place à une norme islamique « mondialisée », à une véritable « pensée unique » qui ne tolère pas la pluralité, supprime les formes de croyance populaires, ainsi que toute pensée religieuse considérée comme non conforme.
/(1) Silvia naef est Professeure à l’université de Genève. Auteure notamment de Y a-t-il une « question de l’image » en islam ?, Téraèdre, 2004/
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